Gérer les forêts de France (partie 3)

Le chêne « sacré » de la forêt communale d’Urrugne, un exemple d’arbre remarquable dont la préservation est inscrite dans la gestion des forêts publiques pour des raisons sociales et culturelles. Photo : Hubert de Foresta

La gestion des forêts françaises est-elle durable ? Le sera-t-elle à l’avenir ? Sur ce sujet sensible, les points de vue divergent. Afin que chacun puisse se bâtir une opinion argumentée, le Courrier de la Nature propose trois articles de fond qui, sans se vouloir exhaustifs, en brossent les principaux enjeux et donnent à lire différents éclairages. Plusieurs auteurs reconnus dans leur domaine ont accepté d’alimenter ce dossier. Ils y expriment librement leur point de vue propre, dont ils sont seuls responsables et qui peut différer de la position de la SNPN, également présentée dans ces pages.

3.  Une responsabilité nationale allant du local au global

Texte et photos : Hubert de Foresta, chercheur en écologie forestière et agroforesterie, IRD, UMR AMAP Montpellier, administrateur de la SNPN

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 312, septembre-octobre 2018

Ce dossier spécial comprend 3 parties. Lire la partie 1 Lire la partie 2

Avant que les humains soient suffisamment nombreux pour imposer leur marque aux paysages, les forêts s’étendaient ou se contractaient en fonction de l’évolution des conditions climatiques. Pendant la dernière période glaciaire (entre 110 000 et 10 000 ans avant notre ère, très défavorable sous nos latitudes, les différentes espèces d’arbres s’étaient repliées sur quelques refuges méridionaux au climat plus clément [1]. C’est le dernier réchauffement du climat, débuté il y a environ 20 000 ans, qui leur a permis de s’étendre à nouveau sur la France métropolitaine jusqu’à l’occuper presque totalement. Les forêts n’avaient alors nul besoin d’être gérées pour exister.

Depuis cette époque, les conditions climatiques sont restées favorables à l’expansion des forêts, et si les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) prévoient des changements de leur composition spécifique, ils n’annoncent pour notre territoire aucun retour à des conditions climatiques qui leur seraient défavorables. Ainsi, à l’exception des milieux d’altitude et des pentes trop abruptes, tout terrain laissé à la nature se couvre d’arbres et devient forêt, à plus ou moins long terme en fonction du milieu et de l’histoire de l’occupation humaine du terrain. L’accroissement spectaculaire de la surface des forêts depuis le début du XXe siècle dans notre pays, dû avant tout à l’évolution naturelle de terrains agricoles abandonnés – champs, prairies pâturées -, en est en partie témoin. Entre 1991 et 1998 par exemple, les reboisements artificiels ne représentaient qu’à peine 15 % de l’accroissement annuel moyen en nouvelles surfaces forestières [2]. Cet accroissement s’accélère depuis le dernier quart du XXe siècle : il était de 42 000 ha/an en moyenne entre 1908 et 1975, puis de 66 000 ha/an entre 1975 et 2010 [3].

Il est donc tout à fait clair que la forêt n’a pas besoin d’intervention humaine pour se développer et s’épanouir. Et pourtant, combien de fois entend-on que « la forêt a besoin des forestiers » ? Ce paradoxe, au centre de nombreux malentendus entre forestiers et protecteurs de la nature, n’est qu’apparent, car ces deux assertions sont également vraies : tout dépend de ce que nous mettons derrière le terme « forêt », tout dépend de quelle forêt nous parlons. Pour les protecteurs, la forêt est vue en priorité comme un espace sauvage, régi par l’écologie des processus naturels, et n’a donc pas besoin de l’humain. Dans le second cas, la forêt est vue d’abord comme un espace de production, un espace qui doit donc avant tout être au service de l’homme, et donc être géré, de manière à optimiser la production en fonction des objectifs poursuivis : production de biens (bois et produits forestiers non ligneux , production de services (protection de la ressource hydrique, des sols contre l’érosion, de la biodiversité, production d’oxygène et stockage du carbone, mais aussi accueil du public . La forêt peut même être gérée dans un objectif de conservation, être laissée en libre évolution, une forme de gestion qui s’assimile à de la non-intervention et qui peut alors rassembler forestiers et protecteurs de la nature. Rappelons qu’en France métropolitaine, les forêts sont le résultat d’une très longue histoire d’interactions entre l’homme et la nature, de sorte qu’il existe très peu de forêts « anciennes » naturelles. Le patrimoine que constituent ces forêts est donc rarement un patrimoine exclusivement naturel, et presque toujours également social, économique, historique. De ce fait, la très grande majorité de ces forêts sont gérées.

Derrière chaque muret se trouvent d’anciens champs abandonnés depuis une soixantaine d’années. Même sur un sol difficile sous climat méditerranéen, comme ici près de Sauve dans l’Hérault, l’abandon des terres cultivées se traduit, avec le temps, par l’installation d’une forêt. Photo : Hubert de Foresta

Une responsabilité nationale, établie par la loi

Le code forestier français, notamment dans son article L.121-1, reconnaît à la forêt trois fonctions : de production, sociale, et environnementale. Dans ses dispositions communes à tous les bois et forêts, le code affirme aussi la responsabilité des Français vis-à-vis des forêts.

L’article L. 121-1 souligne des points communs très importants entre les forêts « publiques » (forêts de l’État et forêts des collectivités , soumises à ce que l’on appelle le « régime forestier », et les forêts « privées » : toutes doivent être protégées et gérées de manière « durable », dans le respect des ressources génétiques et de la biodiversité forestière, qui doivent être conservées. La loi, dans l’article L.121-3 du même code, attribue cependant aux forêts publiques une valeur patrimoniale plus importante, puisqu’elle exige pour celles-ci l’exemplarité en ce qui concerne les cinq objectifs cités dans l’article L.112-1, et notamment en ce qui concerne la conservation des milieux forestiers et la prise en compte de la biodiversité. Les forêts publiques étant gérées par l’Office national des forêts (ONF), c’est donc à lui que revient ce devoir spécifique d’exemplarité.

Le code forestier établit (article L.112-1) que « Les forêts, bois et arbres sont placés sous la sauvegarde de la Nation, sans préjudice des titres, droits et usages ».

Le même article précise en outre que sont « reconnues d’intérêt général :

1° La protection et la mise en valeur des bois et forêts ainsi que le reboisement dans le cadre d’une gestion durable ;

2° La conservation des ressources génétiques et de la biodiversité forestières ;

3° La protection de la ressource en eau et de la qualité de l’air par la forêt dans le cadre d’une gestion durable ;

4° La protection ainsi que la fixation des sols par la forêt, notamment en zone de montagne ;

5° La fixation du dioxyde de carbone par les bois et forêts et le stockage de carbone dans les bois et forêts, le bois et les produits fabriqués à partir de bois, contribuant ainsi à la lutte contre le changement climatique. »

En raison de leurs fonctions de régulation hydrologiques et de leur richesse biologique, les ripisylves où poussent fréquemment les prêles (ici Equisetum telmateia font en général l’objet d’une gestion conservatoire, que la forêt soit privée ou publique. Berge du Lez, dans l’Hérault. Photo : Hubert de Foresta

Différentes échelles

La gestion des forêts doit être considérée à différentes échelles, depuis un niveau national qui définit une politique forestière en agrégeant les connaissances sur l’état des forêts, en définissant les besoins en différentes ressources, en fixant des objectifs de production et de conservation adaptés, jusqu’à un niveau local où sont déclinées en fonction des caractéristiques de chaque forêt les activités de production, de conservation et d’accueil du public.

À l’échelle nationale, la politique forestière est fixée jusqu’en 2026 par le Programme national de la forêt et du bois (PNFB). Nous joignons sur ce sujet nos inquiétudes à celles de Pierre Forest. En effet, ce document est avant tout centré sur la filière bois et le développement de la fonction économique des forêts ; tout ou presque devant être fait pour « adapter les sylvicultures pour mieux répondre aux besoins des marchés ». Les considérations sur la biodiversité, autres qu’une gestion durable, restent très générales et aucun objectif n’est défini dans ce domaine.

Un réseau de Réserves biologiques intégrales (RB gérées par l’ONF) permet la conservation de forêts en évolution libre, mais aucun objectif n’est fixé pour le développement de ce réseau à l’échelle nationale. Or, les 56 RB existantes en 2016 en France métropolitaine, pour une surface de 24 145 ha, sont très inégalement réparties, avec une moitié est du territoire relativement bien dotée, mais une moitié ouest encore très mal lotie. Un effort important devrait donc encore être fait pour identifier et mettre en place de nouvelles RB de façon à assurer une couverture en forêts à évolution libre représentative de la diversité des conditions écologiques du territoire. Il est regrettable que cet objectif ne figure pas dans le PNFB 2016-2026.

Une rare sous-espèce de pin noir, le pin de Salzman (Pinus nigra subsp. Salzmanii), a été découverte en 1800 dans la forêt (maintenant domaniale) de Saint-Guilhem-le-Désert, dans l’Hérault et est actuellement protégée par une gestion conservatoire de l’ONF. Photo : Hubert de Foresta

Au niveau régional, le PNFB est en train d’être transcrit en programmes régionaux de la forêt et du bois « pour permettre une adaptation régionale des orientations et objectifs du PNFB ». Ces orientations seront ensuite transcrites en plans de gestion pour chaque forêt, par les propriétaires avec le soutien notamment des Centres régionaux de la propriété forestière (CRPF) pour les forêts privées, par l’ONF pour les forêts publiques. La gestion, à cette échelle très locale, est ici comprise comme un ensemble de pratiques sous-tendues par l’existence d’objectifs. Dans cette acception, l’abandon d’un terrain à son évolution naturelle – conduisant à terme à une forêt – peut être considéré comme une forme de gestion, au même titre, mais avec des résultats bien différents, que l’entretien d’une plantation d’épicéas, de douglas ou de chênes. L’objectif peut alors être de reconstituer sur le long terme un patrimoine naturel, représentant d’un milieu forestier associé aux conditions écologiques particulières du lieu. C’est le cas des forêts publiques gérées par l’ONF sous forme de réserves biologiques intégrales. Mais il peut également s’agir de constituer sans effort, avec le temps, un patrimoine arboré pouvant fournir un ensemble de biens et de services non seulement au propriétaire et à ses descendants, mais aussi à une population plus large, ne serait-ce que via la protection des sols contre l’érosion. C’est ce que font nombre de propriétaires privés.

Dans le cas des forêts plantées, l’objectif de gestion peut être la protection des sols contre l’érosion et la régulation du débit des cours d’eau, comme ce fut le cas avec le reboisement des terrains de montagne dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Mais actuellement, l’objectif principal des plantations forestières est le plus souvent la production de bois, dans une optique de rentabilité économique. Il en résulte néanmoins, comme pour les forêts en évolution libre, la constitution d’un patrimoine arboré qui là aussi fournit un ensemble de biens et de services. Et comme le temps des arbres est un temps long, même une plantation monospécifique gérée de manière intensive pour la production de bois offre sur une grande partie de sa vie des conditions de naturalité et de diversité biologique sans commune mesure avec d’autres modes de production intensive tels que ceux que l’on trouve en agriculture.

Cela étant dit, il n’est pas question de faire l’apologie de la plantation en monoculture : de grandes surfaces d’un même tenant couvertes de plantations d’arbres d’une même espèce – et souvent du même âge – sont une aberration, non seulement du point de vue de l’écologie et des paysages, mais également du point de vue des risques – sanitaires, mais aussi liés aux tempêtes. D’autre part, la récolte du bois dans ce type de plantation se fait généralement sous forme de coupe rase mécanisée, entraînant donc une perturbation substantielle du milieu (microclimat, sol, flore et faune , d’autant plus forte que la surface coupée et la proportion de biomasse récoltée sont grandes. À notre avis, la monoculture d’arbres ne doit cependant pas être bannie, mais son organisation spatiale et l’exploitation du bois devraient être réfléchies et encadrées pour trouver le meilleur compromis entre des objectifs – légitimes – de production économique et le maintien des processus écologiques et de la biodiversité, garants d’une gestion durable.

Le bois est loin d’être la seule ressource des forêts gérées pour la production de bois, qu’elles soient privées ou publiques : le sous-bois couvert de myrtilliers sauvages de cette forêt communale en Ardèche est loué en saison à des récolteurs. Photo : Hubert de Foresta
La gestion des forêts méditerranéennes, quel que soit leur statut, est d’abord tournée vers la protection contre le risque d’incendie. La production de bois d’œuvre est faible, mais compensée par d’autres productions : bois de chauffage, liège, champignons comme ici ce beau cèpe (Boletus edulis) dans une forêt privée des Pyrénées-Orientales. Photo : Hubert de Foresta
La forêt domaniale qui couvre la vallée de la Carança (Pyrénées-Orientales) fait partie d’une ZNIEFF de type l et est incluse dans la zone Natura 2000 Puigmal-Carança. En gestion conservatoire par l’ONF, elle héberge de nombreuses espèces rares (plantes et animaux), mais aussi quelques vaches qui permettent le maintien de zones ouvertes très riches. Photo : Hubert de Foresta

Un acteur incontournable, à encourager mais aussi à aider…

La gestion forestière ne se limite pas à la coupe d’exploitation du bois, mais englobe toute une palette d’activités, qui vont de la connaissance du milieu forestier, de son écologie ainsi que de l’état de ses différentes ressources et plus généralement de sa biodiversité, à l’exploitation du bois sur les parcelles destinées à la production, en passant par l’identification et la localisation des zones humides et autres zones d’importance écologique à préserver, la gestion des autres produits et ressources de la forêt (champignons, chasse, récolte de produits non ligneux…), ainsi que la gestion des risques (incendie par exemple).

À toutes les échelles – nationale, régionale et locale – on ne peut que souligner le travail remarquable mené par l’ONF et ses agents dans les forêts publiques, comprenant l’ensemble des activités citées ci-dessus (à l’exception des coupes d’exploitation , sans oublier le recueil de données environnementales, par exemple dans le cadre des 102 placettes permanentes de suivi des forêts du réseau Renecofor. Ce travail se caractérise par une recherche d’équilibre harmonieux entre fonctions productives, sociales et environnementales.

On ne peut donc qu’encourager l’ONF à continuer d’améliorer nos connaissances sur les différentes forêts de France et à préserver ce type de gestion, dans le respect de la nature. Mais il faudra peut-être aussi l’aider à conserver cette orientation. Certains signaux laissent en effet penser que cet équilibre serait en train d’être progressivement rompu au profit des fonctions productives et économiques : depuis une quinzaine d’années, les agents de terrain ont vu leurs tâches se modifier pour accompagner une gestion de plus en plus soumise aux contraintes du marché du bois, entraînant un mal-être croissant chez les agents. D’autre part, nombre d’agents partant à la retraite ne sont pas remplacés – l’ONF aurait perdu environ un tiers de son personnel entre 2000 et 2018 –, et la tendance est à l’embauche de travailleurs temporaires [4] dont on peut craindre qu’ils n’aient ni la formation adaptée ni la fibre naturaliste des agents de terrain qu’ils remplacent, notamment pour repérer les espèces protégées et par conséquent exclure de l’exploitation certains arbres et îlots conformément aux prescriptions techniques de l’ONF. Enfin, l’abandon récent de l’appellation « agent patrimonial » au profit de celle de « technicien forestier territorial » pour désigner les agents de terrain en charge d’une zone forestière déterminée, représente un autre signal troublant qui parle de lui-même. Et cette liste est loin d’être exhaustive.

Pour conclure, il faut aussi évoquer la responsabilité nationale dans la gestion des forêts des territoires ultra-marins. Cette gestion est associée à des enjeux propres à chacun de ces territoires, mais l’enjeu majeur, lié à la localisation intertropicale de la plupart de ces territoires, est la conservation de la biodiversité. La responsabilité de la France vis-à-vis de cet enjeu dépasse le cadre national, car elle possède, notamment en Guyane, plus de 8 millions d’ha de forêt tropicale humide. Alors que ce type de forêt, avec ses innombrables faciès, disparaît de tous les continents, les objectifs prioritaires de gestion de cette forêt française ne peuvent qu’être centrés sur la conservation, et ne correspondre qu’à la marge, sur des surfaces très limitées, à des objectifs locaux de développement économique. La forêt guyanaise, comme toutes les forêts françaises, est placée sous la sauvegarde de la nation (article L.112-1 du code forestier), mais cette responsabilité est ici un enjeu global crucial, et la France n’a pas d’autre choix que de se montrer exemplaire aux yeux du monde. Les Français ne peuvent à la fois déplorer la perte des forêts tropicales et de la biodiversité associée, et permettre une gestion destructrice de la biodiversité en forêt guyanaise.

Forêt tropicale humide primaire, Guyane. La gestion de la forêt guyanaise constitue une responsabilité particulière aux yeux du monde pour la France ! Photo : Hubert de Foresta

Références

  1. Janska V., Jiménez-Alfaro B., Chytry M., Divisek J., Anenkhonov O., Korolyuk A., Lashchinskyi N., Culek M. 2017. Palaeodistribution modelling of European vegetation types at the Last Glacial Maximum using modern analogues from Siberia: Prospects and limitations. Quaternary Science Reviews 159, p. 103-115.
  2. Pignard G. 2000. Évolution de la forêt française : une vulnérabilité accrue face aux tempêtes. Les Dossiers de l'environnement de l'INRA 20, p. 190-197.
  3. Denardou A., Hervé J.C., Dupouey J.L., Bir J., Audinot T., Bontemps J.D. 2017. L’expansion séculaire des forêts françaises est dominée par l’accroissement du stock sur pied et ne sature pas dans le temps. Revue Forestière Française 69, p. 319-339.
  4. L’ONF : situation critique . Document élaboré par l’intersyndicale de l’ONF en préparation à l’entrevue avec M. le Ministre de la Cohésion et des Territoires, Mme la Conseillère du Président de la République et M. le Président du Conseil d’administration de l’ONF, du 18/04/2018.

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