Un (gros) saut dans l’inconnu : Inventaires scientifiques dans le Parc amazonien de Guyane
Couverte à 90 % par une forêt tropicale humide, la Guyane abrite encore des zones inexplorées. Afin d’améliorer la connaissance à l’échelle du territoire, des missions d’inventaires naturalistes sont régulièrement organisées par le Parc amazonien de Guyane (parc national), en partenariat avec le monde scientifique. La dernière en date s’est déroulée sur le site de Gros Saut, sur la rivière Grand Abounami (commune de Papaïchton, centre-ouest de la Guyane). Texte : Stéphanie Bouillaguet, chargée de communication, Parc amazonien de Guyane Photos : Tanguy Stoecklé Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 332, janvier-février 2022 D’une superficie équivalente à la région Nouvelle Aquitaine, la Guyane est réputée pour détenir un trésor naturel inégalé en France. Dans le sud du territoire, le Parc amazonien de Guyane, parc national de 3,4 millions d’hectares, constitue une vitrine de la biodiversité amazonienne. Plusieurs milliers d’espèces végétales y sont recensées ; on y compte plus de 150 espèces d’arbres différents à l’hectare (soit dix fois plus qu’en forêt tempérée), et au total sur le territoire du parc plus de 200 espèces de mammifères, 520 d’oiseaux, environ 220 de reptiles et amphibiens, plus de 200 espèces de « poissons » des criques forestières qui demeurent un milieu encore méconnu… Et que dire de l’univers des invertébrés dont l’exploration n’en est qu’à ses débuts, qui représentent une biomasse mondiale 10 à 20 fois supérieure à celle des vertébrés ! Le Parc amazonien comprend également des milieux particuliers, comme les savanes-roches ou les forêts submontagnardes, qui abritent des espèces très rares, parfois endémiques et propres à ces territoires, avec des enjeux de conservation sur le plan international. Afin de structurer à l’échelle de la Guyane les inventaires de biodiversité, une analyse des données existantes a été réalisée. Elle a montré des lacunes de connaissances importantes sur la commune de Papaïchton, au centre-ouest du département, et plus précisément dans une zone comprise entre la rivière Grand Abounami et le nord-ouest du territoire communal, qui faisait partie des secteurs les moins prospectés. Afin de combler ce déficit, le Parc amazonien a organisé la « mission Gros Saut » : un inventaire naturaliste pluridisciplinaire mené en saison sèche, fin 2020, puis en saison des pluies, début 2021. « La réalisation d’inventaires dans des zones inexplorées fait partie des missions prioritaires identifiées dans la stratégie scientifique du Parc amazonien, précise Hélène Delvaux, responsable scientifique du parc national. Le choix des sites à explorer se fait en discussion avec le Conseil scientifique du parc qui regroupe plus d’une vingtaine de scientifiques de spécialités et d’horizons divers. Cette mission paraissait d’autant plus souhaitable qu’un atlas de la biodiversité communale, soutenu par l’Office français de la biodiversité, se mettait en place sur la commune de Papaïchton. Son ambition étant de recenser la biodiversité sur le territoire communal, il était important d’aller voir de plus près ce qu’abritait le site de Gros Saut. » Des habitats très particuliers Les savanes-roches créent des paysages extrêmement différents des autres milieux forestiers et très localisés. Elles sont inféodées à des formations géologiques particulières : des dômes granitiques, mis à nus par l’érosion des terrains alentours moins résistants. Leur morphologie peut prendre l’aspect de collines ou de pains de sucre – elles sont alors nommées « inselberg », des termes allemands signifiant « île » et « montagne ». Présentes exclusivement sur les plus hauts sommets, les forêts submontagnardes représentent 0,3 % de la forêt guyanaise. La canopée y est peu élevée (< 25 m) et très ouverte. Les températures plus basses que dans les autres forêts et le taux d’humidité plus élevé liés à l’augmentation de l’altitude permettent le développement plus important de mousses, fougères et épiphytes. Un défi logistique Organiser une mission en site inexploré relève toujours du défi logistique. « Il faut tout anticiper, afin qu’il ne manque rien durant la mission, explique Audrey Thonnel, technicienne en recherche et développement au Parc amazonien de Guyane. Si on oublie une bâche, les scientifiques seront sous la pluie. Si on oublie le kit de réparation de canoë, ils ne pourront pas se déplacer. Il faut prévoir les places dans les hélicoptères et les vols intérieurs, les rotations d’équipe… Tout ceci demande une logistique complexe. » Par ailleurs, en contexte de pandémie Covid, pas question de laisser partir des équipes en forêt pour des durées longues sans vérifier avant le départ que chacun est en bonne santé et présente bien un test PCR négatif. « Un cluster Covid n’est jamais facile à gérer, mais en pleine forêt, loin des bases médicales, la maladie peut rapidement avoir des conséquences désastreuses », ajoute Audrey Thonnel. Afin de minimiser le risque de bouleverser les écosystèmes, des consignes de nettoyage et de désinfection sont par ailleurs transmises à l’ensemble des personnes participant à des missions en site isolé. « Nous sommes particulièrement vigilants sur cet aspect, poursuit Hélène Delvaux, notamment pour réduire le risque de transmettre le champignon Batrachochytrium dendrobatidis, un champignon pathogène originaire d’Asie et connu pour être potentiellement à l’origine de l’extinction d’amphibiens, peut-être même d’espèces endémiques. » Une première mission préparatoire En septembre 2020, deux mois avant que les scientifiques ne commencent leurs prospections, une équipe de huit agents du Parc amazonien fut mobilisée pour repérer et préparer le terrain. Après deux journées de pirogue sur le Grand Abounami, un cours d’eau bas et encombré, ils eurent la mauvaise surprise d’observer des impacts d’activités d’orpaillage illégal menées en amont – notamment une turbidité de l’eau élevée. De vieux fûts de gasoil et des vestiges de pompes furent également découverts sur le site. L’exploitation aurifère illégale, déjà très présente sur le Petit Abounami avec 25 chantiers recensés, menace également le bassin versant du Grand Abounami, en cœur de parc : cinq chantiers furent dénombrés après la mission, en août 2021. « Il y a cinq ans, ce secteur était indemne. Il existe un réel enjeu d’en faire un état des lieux avant qu’il ne soit potentiellement perturbé par les activités d’orpaillage illégal », précise Julien Cambou, chef du service Patrimoines naturels et culturels au Parc amazonien. Aux côtés de ces preuves d’une fréquentation humaine relativement récente à Gros Saut, des traces d’une occupation bien plus ancienne furent relevées : le saut est parsemé de polissoirs datant de l’époque précolombienne. Les agents repérèrent également un pied de bois de rose (Aniba rosaeodora) : « Cette découverte semble valider le fait que le bois de rose a été exploité dans le secteur. Lors d’une précédente mission, nous avions découvert des alambics en amont de Gros Saut », explique François Bagadi, moniteur forestier. Sur place, les agents du Parc amazonien s’attelèrent à ouvrir une petite clairière pour permettre l’atterrissage des hélicoptères transportant matériel et scientifiques. Avec les bois abattus, ils construisirent un camp de vie temporaire […]
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