Théorie du chaos : Qu’est-ce qui fait bouger les vers de terre ?
Texte : Sylvain Mangiarotti, chargé de recherche de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) au Centre d’études spatiales de la biosphère (UMR Cesbio/OMP – UT3/CNES/CNRS/IRD/INRAe), Pascal Jouquet, directeur de recherche IRD à l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement de Paris (UMR Sorbonne-Université /CNRS/IRD/INRAe/Univ.-Paris/UPEC), Nicolas Bottinelli, chargé de recherche IRD à l’iEES-Paris, Soil Fertilizer Research Institute (Viêt Nam) Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 329, juillet-août 2021
Les vers de terre jouent un rôle essentiel à la dynamique des sols. On en distingue trois catégories. Les vers épigés, très pigmentés et de petite taille (quelques centimètres), vivent à la surface du sol, sous le couvert végétal, où ils se nourrissent des végétaux en décomposition. Les endogés, de tailles très variables (de quelques centimètres à quelques décimètres en conditions tropicales) restent toujours en profondeur et sont pour cette raison très peu pigmentés. Ils vivent dans des galeries subhorizontales qu’ils creusent pour extraire la matière organique contenue dans la terre, et qu’ils rebouchent de leurs excréments rejetés sur place. Enfin, les vers anéciques sont les seuls à se déplacer entre la surface et les premiers mètres du sol ce qui leur confère un rôle de première importance dans la bioturbation du sol. Ils sont généralement plus longs (d’une dizaine de centimètres à plus d’un mètre) et leur tête est souvent beaucoup plus pigmentée que le reste du corps. Leurs galeries sont presque verticales en surface, ce qui facilite l’infiltration des eaux de pluies dans le sol, limite le lessivage par ruissellement, et diminue ainsi l’érosion.
Les vers anéciques contribuent directement à la nutrition des plantes, en ingérant la terre des premiers mètres du sol et en la rejetant à la surface, sous la forme de petits moulages appelés turricules. Le passage par leur système digestif facilite l’assimilation des nutriments du sol par les plantes et assure dans le même temps leur redistribution en surface. Sans la contribution des vers de terre (et celle des autres ingénieurs du sol telles les termites et les fourmis), les nutriments resteraient piégés en profondeur. Ce rôle est bien connu ; néanmoins, le comportement des vers de terre reste difficile à appréhender car leur activité, essentiellement souterraine, est impossible à observer de façon continue, particulièrement en milieu naturel.
Les turricules pour seuls indices
Les turricules apportent toutefois à l’écologue – et au géodrilologue en particulier – une information précieuse pour suivre la dynamique des vers anéciques sans perturber leur activité. Les turricules fraichement produits présentant toujours une forte teneur en eau, on pourrait supposer que l’eau du sol soit un facteur déterminant de leur activité. Pourtant, à une échelle de temps hebdomadaire, la production de turricules est très imprévisible et très peu corrélée au taux d’humidité du sol. Le comportement des vers anéciques est donc difficile à comprendre. Quels sont les facteurs qui influencent leur activité ?
Pour répondre à cette question, une équipe de recherche franco-vietnamienne a suivi la production de turricules sur le bassin tropical de Dong Cao (Viêt Nam) entre 2016 et 2018. Partant des observations recueillies sur le terrain (masse de turricule, contenu en eau du sol, température de surface du sol, précipitations, etc.), ils ont pu analyser le lien entre la production de turricules et les conditions hydroclimatiques. Pour cela, les chercheurs se sont appuyés sur une technique développée au Centre d’études spatiales de la biosphère (Cesbio) basée sur la théorie du chaos.
Une approche de modélisation adaptée aux comportements imprévisibles
La théorie du chaos est issue des travaux du mathématicien Henri Poincaré, à la fin du XIXe siècle. Elle explique comment un comportement peut être à la fois entièrement déterminé par des équations et malgré tout imprévisible à plus ou moins long terme. Pour détecter d’éventuels liens entre des facteurs observés, on recourt souvent en écologie à des calculs de corrélation, qui permettent d’évaluer la similarité statistique entre des séries de mesures. Plus la similarité est forte, plus on peut supposer que les facteurs étudiés sont dépendants l’un de l’autre. Une forte corrélation n’implique toutefois pas nécessairement un lien de cause à effet, de même qu’une relation causale peut ne pas se traduire par une corrélation forte… Il faut donc toujours rester très prudent sur les analyses basées sur de simples corrélations. En écologie, les liens entre différents facteurs sont si complexes que les calculs de corrélations sont souvent peu significatifs ; il est alors utile de recourir à d’autres approches mieux adaptées.
La plateforme de modélisation Global polynomial modelling (GPoM) développée par le Cesbio sert à obtenir des équations aux dérivées qui permettent de repro- duire les liens de causalités, directement à partir de séries de mesures observées en conditions réelles. Frugale en données, elle permet notamment de détecter de tels liens même lorsque les observations présentent de très faibles corrélations statistiques. [1] La technique utilisée dans cette étude a pu être validée sur des systèmes chaotiques présentant des corrélations statistiques extrêmement faibles. Cette approche est particulièrement bien adaptée à l’écologie, qui inclut des relations de cause à effet entre milieux vivants et inertes dont les interactions sont complexes et souvent mal connues. En effet, on ne dispose générale- ment pas pour les milieux vivants de lois universelles comme ce peut être le cas en physique ou en chimie pour les milieux inertes. Lorsqu’il existe des relations de cause à effet entre ces deux milieux, cette approche peut justement permettre d’en reconstruire les équations de coévolution, malgré l’absence de corrélation.
L’analyse des données du Dong Cao a permis de mettre en évidence un lien complexe et contre-intuitif entre la teneur en eau du sol et le comportement des vers [2] : les variations de contenu en eau du sol ont un impact fort sur l’activité des vers, mais cet effet est dynamique. En effet, un haut niveau de contenu en eau n’entraîne pas immédiatement une activité forte des vers, mais une augmentation progressive. À l’inverse, un faible contenu en eau entraîne une diminution progressive de leur activité. Très étudiées en neurosciences chez le ver nématode (Caenorhabditis elegans) en conditions de laboratoire, de telles réactions n’avaient jamais été mises en évidence chez les vers de terre, ni observées en conditions réelles. Cette progressivité permet d’expliquer que la production de turricules présente une évolution si différente de celle du contenu en eau du sol. En retour, en modifiant la structure du sol et en facilitant l’infiltration, l’activité des vers de terre a également un impact sur le contenu en eau, qui se traduit par une dynamique couplée du sol et des vers de terre, dont l’évolution est déterministe mais imprévisible à long terme : on parle de dynamique chaotique.
Cette analyse permet ainsi de rendre compte de la relation complexe des vers de terre à leur milieu, et d’expliquer à la fois la difficulté de prévoir leur activité et les fortes disparités spatiales observées à petite échelle, l’activité pouvant suivre une évolution très différente d’un site à l’autre malgré des conditions hydro-climatiques identiques.
Références
- Mangiarotti S., Huc M. 2019. Can the original equations of a dynamical behaviour be retrieved from observational time series? Chaos: An interdisciplinary journal of nonlinear science, n° 29, 023133.
- Mangiarotti S., et al. 2021. Earthworms activity and its coupling to soil dynamic: a deterministic analysis, Chaos: An interdisciplinary journal of nonlinear science, n°31, 013134.