Sacraliser la nature : Une autre voie pour la protéger ?
Sanctuaire de la faune sauvage, temple de la nature, cathédrale du vivant, miracle de la vie… les écosystèmes les plus riches sont souvent décrits par les naturalistes et les citoyens conscients de l’érosion de la biodiversité en des termes religieux révélant ainsi à la fois leur caractère précieux mais aussi l’attention et le culte dont ils sont, ou pourraient être, l’objet. De même, les menaces ou destructions qu’ils subissent trop souvent, surtout si elles sont motivées par le profit individuel, déclenchent l’émotion publique et sont qualifiées de profanation, de sacrilège, d’hérésie, de péché…. La proximité sémantique entre les termes relevant de la protection de la nature et ceux s’apparentant à des pratiques spirituelles est donc forte et conduit à s’interroger sur les liens entre religions, croyances et écologie. À l’heure de Gaïa, le « sacre de la nature » n’est-il qu’une figure de style ou revêt-il des fondements spirituels plus profonds ? Inversement, sacraliser la nature peut-il conduire à une meilleure protection des milieux ?
Texte : Bertrand Sajaloli, université d’Orléans, EA 1210 CEDETE et Groupe d’histoire des zones humides, et Étienne Grésillon, université de Paris, UMR 7533 LADYSS Photos (sauf mention contraire) : Bertrand Sajaloli Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 319, novembre-décembre 2019
La nature est aujourd’hui pourvue de vertus que mobilisent, parfois sans regard critique, aménageurs et gestionnaires des territoires. [1] Il est frappant en effet dans le discours du développement durable de constater combien sa simple présence est susceptible de guérir tous les maux contemporains, combien grâce aux services écosystémiques rendus, elle concourt au bien-être collectif. En ville, elle lutte contre le changement climatique, épure les eaux, diminue la pollution de l’air, soigne les âmes, favorise la paix et la médiation sociale entre les communautés socialement ou culturellement éloignées. Partagée, dans les jardins familiaux par exemple, elle incarne un nouvel ordre social. Dans les campagnes des pays développés ou en voie de développement, le respect des cycles naturels, l’adoption de pratiques biologiques, agroécologiques, biodynamiques, sont assortis de valeurs sanitaires mais aussi morales, éthiques, et parfois quasi-religieuses. Dans la zone intertropicale enfin, la protection des biomes forestiers comme l’Amazonie prend des allures de croisade pour sauver temples verts et cathédrales de nature.
Sur un plan plus intime et personnel, le désir de communier avec la nature, celui plus diffus d’en faire encore partie, expliquent en partie la réussite de l’alimentation biologique, de la phytothérapie, des soins naturels et des pratiques de plus en plus répandues de loisirs verts et de sport de nature. La nature sauvage ne doit donc pas être sauvée pour elle seule, mais aussi pour nous [2], car c’est dans la mesure où les individus prennent conscience de leur intériorité qu’ils sont conduits à comprendre les richesses naturelles autour d’eux. Près de la nature, l’être humain recherche un équilibre perdu, une harmonie. Objet d’une quête spirituelle, la nature bienfaitrice, réparatrice, est dotée de pouvoirs divins.
Ainsi, on assiste à un véritable sacre de la nature qui, médiatisé, partagé par une grande majorité des citoyens, crée du lien social. On peut y voir une nouvelle « foi » en un ordre supérieur, qui transcende tous les clivages culturels et politiques, une quête collective en réponse aux peurs du moment. Si ce sacre est partagé, il n’en est pas moins ambigu, voire instrumentalisé. D’une part, il succède progressivement (et encore incomplètement) à une longue phase, dite moderne, dans laquelle l’exploitation des ressources naturelles, la « maîtrise » de la nature par l’humain, alimentent le paradigme du progrès. Ce sacre est donc récent, contemporain des crises – sociales, économiques, écologiques – dénoncées dans le rapport Brundtland en 1987, et doit être lu à l’aune de l’avènement du développement durable. D’autre part, ce sacre est très loin d’être pensé et pratiqué de la même manière par tous. Concept englobant, il pose de véritables difficultés épistémologiques et théologiques à la fois aux laïcs qui dénoncent et se gaussent d’un fétichisme vert et aux religieux qui se méfient d’un retour de l’animisme. Apparaissent donc des tensions religieuses, mais aussi politiques dans la mesure où les institutions s’emparent du sacré pour cautionner leurs actions, étayer leur influence et leurs pouvoirs dont ressortent des accusations croisées de totalitarisme vert (dénonçant les khmers, les ayatollah voire les djihadistes verts !) et de profanation, de récupération et d’instrumentalisation [3] sur fond de conflits idéologiques quant aux choix à effectuer pour la gestion environnementale de notre planète. En outre, chez les croyants – notamment en milieu rural – il existe un fossé entre le discours chrétien sacralisant la nature et les pratiques agro-industrielles retenues.
Le sacré, objet d’études naturalistes ?
Ces tensions ont déjà motivé force travaux pluridisciplinaires. En France, les premières recherches d’envergure consacrées aux relations entre religion et écologie ont commencé dans les années 1990 au moyen d’outils sociologiques. [4] Parallèlement, l’Église catholique sous l’impulsion des religions protestantes et orthodoxes rassemblées dans l’ONG Pax Christi engagea une réflexion portant sur les fondements religieux de la protection de la nature, et ce afin de sauvegarder la Création. Le sacre de la nature est acté par les Églises elles-mêmes qui y trouvent un nouveau prosélytisme [5], s’engageant pleinement dans la défense de l’environnement et intégrant l’anthropocène à leur doctrine spirituelle. Enfin, les milieux écologistes, et notamment les tenants de l’écologie profonde (deep ecology, qui prône la défense de la nature pour sa valeur intrinsèque indépendamment de son utilité pour l’humain), ont également contribué à rapprocher le naturel du religieux en resacralisant la nature, notamment par leur réappropriation du culte de la déesse Gaïa.
Néanmoins, dans ces trois courants, la nature n’est abordée que sur les plans culturels et religieux. Paysages, cortèges floristiques, populations animales ne sont guère mentionnés ; de même, les influences de la spiritualité, celles des pratiques et croyances religieuses sur le façonnement des paysages ne sont que très rarement évoquées. En bref, s’il s’agit, souvent de manière polémique [6] [7], de démêler les liens entre religion et écologie (White, historien des sciences, ayant accusé le catholicisme de la crise écologique), la nature, en tant que réalité matérielle et non seulement idéelle, est toujours tenue à distance. [8]
Par bois, monts et marais : de l’ici-bas à l’au-delà ?
Dans le Sûtra de Vie-Infinie, Bouddha décrit les 13 contemplations dont celle du coucher du soleil à l’Ouest, de l’eau puis de sa transformation en glace, du sol, des arbres, des étangs et des ruisseaux : les paysages par le truchement de la méditation guident le croyant vers la Terre pure de l’Ouest dénuée de mauvais karma.
Ainsi, et c’est un trait partagé par les croyances et les religions, c’est à partir des milieux naturels que s’opère une relation particulière, esthétique, sensible, entre un individu, une société, et le divin. [5] Le paysage naturel crée dès lors un lien entre l’ici-bas et l’au-delà, entre le fidèle et la divinité, comme par exemple le désert biblique dans lequel Dieu parle aux hommes ou dans les grottes aux apparitions miraculeuses de la vierge Marie. Inversement, par ses modalités concrètes, par les choix qu’il détermine, par la vision du monde qu’il sous-tend, le sacré façonne les objets environnementaux et conditionne la gestion des formes paysagères. En Afrique de l’Ouest, les bois sacrés échappent aux incendies de brousse, dans la Grande Chartreuse, la présence du monastère a, de fait, protégé la forêt depuis le Moyen Âge ; même en ville, les grands espaces verts sont bien souvent, comme le Jardin des plantes à Paris, issus de jardins religieux.
Les paysages suscitent des émotions, qualifiées de ressorts du sacré, qui sont : la beauté, la vie, la mort, l’immensité et le récit mémoriel. Chaque être humain les contemplant réagit de manière personnelle et développe toute une gamme d’expériences sacrales qui, d’une perception uniquement esthétique, en passant par une admiration des éléments du paysage, voire par une symbiose avec les formes paysagères, peut déboucher sur une véritable extase spirituelle, ou, a contrario, engendrer une frayeur devant une puissance qui les dépasse. L’intensité de la présence de l’humain conditionne également l’élévation des esprits : si la symbiose et l’extase ne peuvent être atteintes que dans des milieux naturels sauvages, les déplacements de conscience moins importants, comme l’admiration ou l’expérience esthétique s’accommodent bien des paysages anthropisés. Ainsi, les paysages participent à la sacralisation du monde : fermés (forêt) ou humides (marais), ils évoquent plutôt les formes sacrales démoniaques, ouverts (montagne, mer), ils régissent plutôt un sacré bénéfique, notamment dans les religions du Livre (judaïsme, christianisme et islam). De même, la notion d’échelle trouve une résolution sacrale : à la l’échelle de l’arbre, de la mare, correspond plutôt l’ambivalence vie-mort, à celle du paysage, la sacralité du beau et de l’immense, tandis que le récit mémoriel s’enracine dans une échelle moyenne, celle du territoire.
En considérant le sacré comme une médiation spatiale, en confrontant l’expérience sacrale aux objets naturels du paysage, se construit in fine une biogéographie sensible. Ressorts et expériences du sacré sont déterminés, voire soumis, à des écologies et des topologies spécifiques selon des modalités à la fois sociale, psychologique, culturelle, géographique et historique. La montagne, en élevant l’âme autant que l’altitude, en associant à la fois beauté et immensité à l’extase, la symbiose et l’admiration, apparaît comme la forme environnementale la plus susceptible de faire jaillir le sacré. Les marais, populairement vus comme des sources de miasmes organiques, des écosystèmes du chaos, conjuguent à l’inverse le couple frayeur-crainte au diptyque mort-vie : ils inter- pellent le surnaturel inquiétant, Caron, le nocher mythologique des enfers, autant que les sorcières et les sorciers des légendes associées aux grandes zones humides européennes. Loin d’être laissé au hasard des volontés divines, le sacré a ainsi une géographie particulière, terrestre, formidablement humaine. Très étonnamment, ces biogéographies du sacré sont assez similaires d’une aire culturelle à l’autre : la montagne élève autant chez les Kogis de Colombie que chez les bouddhistes tibétains, les marais, ambivalents, inquiètent autant les campagnes chrétiennes d’Europe que les paysans Dogons d’Afrique de l’Ouest.
Sacraliser pour protéger ?
L’angoissante destruction de la nature dénoncée notamment par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) en 2019 réclame ardemment des changements en profondeur sur les plans économique, social, politique et technologique, et, globalement, la création d’un autre lien, plus respectueux, plus admiratif, entre les êtres humains et les milieux naturels. Sacraliser la nature en y voyant les effets d’une manifestation suprahumaine [9] ou, plus laïquement, ceux de la beauté et du mystère de la vie, peut sans conteste motiver des actions individuelles ou collectives visant à la préserver. C’est aussi la stratégie choisie par bon nombre de religions, notamment celles du Livre, qui s’engagent aujourd’hui résolument dans la défense de la Création, à l’instar de l’Encyclique Laudato Si du pape François [10] qui appelle, plus vigoureusement encore que beaucoup de naturalistes, à une véritable conversion écologique des esprits.
Cet article s’appuie en partie sur l’ouvrage le Sacre de la Nature qui examine la place de la nature dans les principales religions ou pratiques sacrées et fournit une clef de compréhension des comportements collectifs ou individuels en matière de création paysagère. Quels sont les fondements religieux d’une pratique de la nature ? Peut-on, au sein de chaque religion, distinguer courants et étapes spirituelles qui auraient, un temps donné, fourni des modèles particuliers d’intégration de la nature dans l’aménagement des milieux ? À l’heure du développement durable et de l’engagement de la plupart des religions dans la défense de l’environnement, quelle est la place de ce combat dans les pratiques spirituelles des croyants ? Comment vérifier l’hypothèse selon laquelle l’existence d’un rapport spirituel à la nature est suffisamment intense et spécifique pour induire des décisions de gestion territoriale s’inscrivant dans les paysages naturels. Enfin, quelles sont les manipulations ou évocations du sacré et leurs poids dans le jeu des acteurs sociaux ?
Sajaloli B., Grésillon É. 2019. Le sacre de la nature. Sorbonne Université Presses, 406 pages.
Références
- Lévêque C. 2017. La nature en débat. Le cavalier bleu. 176 pages.
- Terrasson F. 2008. La Civilisation anti-nature. Sang de la Terre. 292 pages.
- Ferry L. 1992. Le nouvel ordre écologique. Grasset. 275 pages.
- Hervieu-Leger D. (dir.). 1993. Religion et écologie. Cerf. 255 pages.
- Sajaloli B., Grésillon E. 2019. Les milieux naturels et le sacré. Esquisse d’une biogéographie spirituelle de la nature. Bulletin de l’Association de Géographes Français, n° 2019-2, p. 330-345.
- Grinevald J. in Roch P. & Bourg D.(dir). 2010. Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité. Labor et Fidès. p. 39-67.
- White L. 1967. The historical roots of our ecological crisis. Science, vol. 155, n° 3767, p. 1203-1207.
- Grésillon É., Sajaloli B. 2016. Faits religieux et nature. Géoconfluences. École Normale Supérieure de Lyon.
- Grésillon É., La nature dans les jardins religieux : un chemin vers l’éternel. p. 21-34. in Da Lage A. (Eds). 2014. Natures, miroirs des hommes ? L’Harmattan.
- François. 2015. Lettre encyclique Laudato si du Saint-Père François sur la sauvegarde de la maison commune. Vatican.