Retour sur le cas du chlordécone aux Antilles

Culture de bananiers sur Basse-Terre, en Guadeloupe. Photo : Delphine Nicodème

Un exemple de dérogations aux conséquences calamiteuses

Mis en cause dans l’effondrement des populations d’insectes pollinisateurs, les produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes sont interdits en France depuis 2018. Mais fin 2020, une nouvelle loi a été promulguée qui autorise leur usage à titre dérogatoire dans les cultures de betteraves sucrières. Ce n’est pas la première fois que des dérogations affaiblissent une législation visant pourtant à protéger l’environnement et la santé humaine. L’histoire du chlordécone dans les Antilles françaises le rappelle de manière édifiante.

Texte : François Ramade, professeur honoraire d'écologie et de zoologie à l'Université Paris-Saclay, président d’honneur de la SNPN

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 328, mai-juin 2021

Le cas du chlordécone représente un triste exemple des conséquences du laxisme dans l’application des législations environnementales existantes, ainsi que des pratiques dérogatoires (cf. n° 324, p. 3). L’usage commercial de cet insecticide, dénommé aux États-Unis Kepone, reçut à partir de 1972 plusieurs autorisations successives de mise en vente à titre provisoire (délivrées par la Commission d’homologation des produits phytosanitaires du ministère de l’Agriculture) pour le traitement des cultures de bananiers dans les DOM des Antilles. Il y fut ensuite utilisé dans les années 1980 sous le nom de Curlone.

C’est pourtant seulement en avril 1981 que la molécule active fut officiellement homologuée par le ministère de l’Agriculture. On peut s’interroger sur la cohérence du processus décisionnel ayant conduit à l’homologation de cet insecticide ultérieurement à celle accordée à ses formulations commerciales, ce qui est pour le moins irrationnel. La logique veut en effet que l’innocuité de la molécule active soit examinée avant que la mise en vente de ses formulations commerciales ne soit autorisée !

Une homologation fortement contestable

Cela est d’autant plus justifié qu’à cette date, l’impact préoccupant de cette substance chimique sur la santé humaine était déjà connu au niveau international. Un corpus de données scientifiques provenant d’universités et de l’Agence de protection de l’environnement américaines établit en effet que « le Kepone est très toxique et provoque une toxicité à effets cumulatifs et différés ; il est neurotoxique et reprotoxique pour un grand nombre d’espèces, incluant les oiseaux, les rongeurs et les humains ; il est cancérigène pour les rongeurs ». En 1979, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) classa le chlordécone dans la liste des substances cancérogènes possibles. Ce classement fut réévalué en 1987 (sans changement) mais ne le fut plus par la suite, alors même que plusieurs recherches biomédicales ont depuis démontré son pouvoir cancérogène chez l’humain. Aux États-Unis, de graves intoxications affectèrent dans les années 1970 une proportion élevée des travailleurs de l‘usine de Hopewell, en Virginie – à l’époque le seul site de production de Kepone dans le monde –, ayant été exposés à la molécule dans les ateliers de production et de conditionnement. Les rejets de cette usine contaminèrent en outre fortement les eaux marines et leurs réseaux trophiques de la Baie de Chesapeake. À la suite de ces événements, l’usine fut fermée et la fabrication de Kepone interdite aux États-Unis dès 1975, puis sa commercialisation en 1976.

En considérant les diverses connaissances scientifiques, en particulier écotoxicologiques et épidémiologiques, déjà largement documentées sur le chlordécone à l’époque, et tenant compte du fait qu’un pesticide agricole est destiné à être épandu à des tonnages élevés sur de vastes surfaces, il est difficile de croire que les responsables administratifs, économiques et politiques en charge de ces questions en France aient pu ignorer ce que l’on savait sur cette molécule. Comment une substance aussi dangereuse pour l’hygiène publique et l’environnement a-t-elle pu bénéficier – si l’on peut dire – de décisions complaisantes sur une aussi longue période ? Dès 1973, une interdiction générale des insecticides organo-chlorés avaient été décrétée en France, avec néanmoins quelques exceptions. N’ayant été homologué qu’en 1981, le chlordécone n’était pas évoqué dans le texte de 1973. Soulignons que les comités ministériels compétents n’autorisèrent jamais l’utilisation de ce pesticide en métropole à cause de sa toxicité. Le chlordécone fut officiellement interdit en France en 1990… mais obtint de la part du ministère de l’Agriculture des dérogations formelles aux Antilles jusqu’en 1993, année à partir de laquelle prit effet son interdiction définitive dans ces départements d’Outre-mer. Néanmoins, son usage persista ultérieurement car au moins une année supplémentaire après la date de prohibition d’un pesticide a toujours été attribuée en France, sans omettre un délai de tolérance jusqu’à l’épuisement des stocks. En définitive, l’emploi de ce pesticide aurait perduré de façon illicite jusqu’au milieu des années 2000.

Charançons du bananier au stade adulte (Cosmopolites sordidus). Les larves de cette espèce dévorent les racines de la plante.

Des conséquences sur les sols

L’homologation du chlordécone, outre la lutte contre le charançon du bananier, avait en réalité été aussi donnée aux Antilles pour d’autres cultures commerciales, en particulier pour le traitement des agrumes. Fait souvent ignoré, qui a aussi contribué à accroître la contamination des terres cultivées, il fut aussi utilisé de façon illicite pour lutter contre les insectes du sol ravageurs des « légumes racines » tropicaux (patates douces, igname, manioc, etc.) dans des « jardins créoles », terme désignant les lopins de terre cultivés par les Antillais autour de leurs habitations.

Son efficacité contre les ravageurs des racines des plantes cultivées, tel le charançon du bananier, résulte en grande partie de sa très longue rémanence qui lui confère une persistance record dans les sols. Le temps moyen d’élimination du chlordécone des sols contaminés peut être pluricentenaire. On estime qu’il pourrait atteindre 700 ans dans les andosols, fréquents aux Antilles, dont la formation s’effectue sur des roches-mères volcaniques. Cela signifie que le chlordécone pourra contaminer les cultures croissant sur ces sols contaminés durant plus de 500 ans après l’arrêt des traitements.

Les recherches analytiques effectuées aux Antilles après que le scandale eut éclaté à la fin des années 1990 ont montré une contamination étendue des sols cultivés, des productions végétales et animales et des eaux de captage alimentant le réseau d’adduction municipal en zone de culture bananière et au-delà. Les eaux potables pouvaient alors contenir dans certaines communes plus de cent fois la concentration limite en chlordécone admissible dans l’eau de boisson. Au-delà de l’espace rural, cette pollution s’est étendue aux cours d’eaux, aux aquifères et aux eaux marines côtières. Diverses investigations menées à ce sujet sur la présence de résidus de cet insecticide dans des espèces d’invertébrés et poissons littoraux ont mis en évidence leur contamination significative et généralisée. Le record absolu a été atteint par des langoustes – crustacés détritivores qui se nourrissent de matières organiques mortes présentes à la surface des sédiments – avec plus de 300 μg/kg soit plusieurs centaines de fois la valeur limite dans les aliments fixée pour cet insecticide. Des recherches effectuées sous notre direction dans le cadre de l’Initiative française pour les récifs coralliens sur des prélèvements de poissons marins de Guadeloupe et de Martinique ont mis en évidence au début des années 2010 la présence de chlordécone dans tous les poissons perroquets (herbivores) et les mérous (prédateurs) échantillonnés [1], espèces qui font l’objet d’une large consommation par les populations locales.

 

Culture de bananier à Capesterre en Guadeloupe. Cette zone de Basse-Terre figure parmi celles dont les sols ont été le plus fortement contaminés par le chlordécone. L’enveloppe en plastique bleue entourant les régimes de bananes est destinée à les protéger des déprédations d’animaux (oiseaux, voire insectes).

 

Conséquence calamiteuse de cette pollution ubiquiste des Antilles françaises par le chlordécone, à l’heure actuelle, 38 % de la surface de terres cultivables a été interdite d’usage en Martinique sauf pour la culture du bananier ou pour leur conversion en prairie servant de pâturages pour les bovins domestiques. Ce pourcentage est de 25 % en Guadeloupe, essentiellement dans la partie sud-est de Basse-Terre où est effectuée une quasi-monoculture de la banane. En ce qui concerne le milieu marin, les eaux littorales situées jusqu’à 900 m de la côte autour de la zone de culture des bananes sont interdites de pêche, interdiction qui est étendue au-delà de cette zone aux langoustes et à certaines espèces de poissons très bio-accumulatrices. Par suite de l’ingestion des productions issues de l’agriculture locale et d’animaux marins provenant des pêcheries côtières, les habitants des Antilles présentent aujourd’hui encore, plus de deux décennies après son interdiction, une contamination significative de leur organisme par des résidus de chlordécone. Cette substance est un puissant perturbateur endocrinien dit œstrogénomimétique car il perturbe le métabolisme des hormones sexuelles (œstradiol chez la femme et testostérone chez l’homme). La Martinique et la Guadeloupe se classent aujourd’hui au premier rang mondial pour le taux d’incidence du cancer de la prostate œstrogénodépendant. Le chlordécone provoque également des troubles de la gestation chez la femme et cause un taux élevé de fausses couches.

Cette brève chronique du chlordécone aux Antilles montre à quels désastres sanitaires et écologiques peuvent conduire des attitudes de tolérance par lesquelles les pouvoirs publics « ignorent » certaines dispositions législatives ou pire recourent à des pratiques dérogatoires en faveur de produits chimiques. L’intérêt général devrait prescrire aux dirigeants politiques au pouvoir et aux technocrates qui les servent de ne jamais favoriser des revendications de lobbies industriels ou financiers dont le souci majeur est trop souvent la recherche inconditionnelle du profit maximum quelles que puissent en être les conséquences environnementales voire sanitaires pour les populations exposées. Ceux qui sont enclins à l‘heure actuelle à faire preuve de complaisance à l’égard des pressions corporatives exigeant un retour en usage des insecticides néonicotinoïdes devraient y réfléchir à deux fois.

Vue sur Basse-Terre et les îles des Saintes depuis la Soufrière.

 

Pour en savoir plus

Il existe une très importante littérature scientifique tant française qu’internationale sur le chlordécone. Parmi les nombreuses publications relatives aux problèmes sanitaires et écotoxicologiques qui résultent de plusieurs décennies de son usage aux Antilles :

Branchu C., et al. 2020. Évaluation du troisième plan chlordécone et propositions, Rapport conjoint IGAS ° 2019-053R, CGEDD n°012862-01, IGÉSR n° 2020-011, CGAAER n° 19051. 122 pp.

Daston G., et al. 1997. Environmental estrogens and reproductive health: A discussion of the human and environmental data. Reproductive toxicology, vol. 11 , n° 4 , p. 465-481.

• IPCS. 1984. Effects of chlordecone on man and wildlife. International Environmental Health Criteria 43: Chlordecone. International Programme on Chemical Safety (IPCS). 57 pp.

• Joly P.B. 2010. La saga du chlordécone aux Antilles françaises. Reconstruction chronologique 1968-2008. INRA/SenS et IFRIS. 82 pp.

•  Multigner L., et al. 2010. Chlordecone Exposure and Risk of Prostate Cancer. Journ. Clinical Oncology, vol. 28, n° 21, p. 3457-3462.

•  Procaccia C., Le Déault J.-Y. 2009. Impact de l’utilisation de la chlordécone aux Antilles : bilan et perspectives d’évolution. Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. 223 pp.

 


Référence

  1. Ramade F. 2008. Évaluation de la pollution des eaux côtières récifales par les pesticides. Documentation Ifrecor. 20 pp.

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