Rareté écologique des espèces terrestres : la double peine

Macaque noir (Macaca nigra). Photo : François Moutou
Texte : Marie-Claire Danner, chargée de communication du Cesab

Nicolas Loiseau, chercheur post-doctorant CNRS

Julie de Bouville, experte en communication de la FRB

Pauline Coulomb, responsable communication de la FRB

Nicolas Mouquet, directeur scientifique du Cesab et chercheur CNRS

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 326, janvier-février 2021

Une espèce est dite « rare » quand sa population se limite à un petit nombre d’individus ou quand son aire géographique demeure très restreinte. En réalité, le rôle écologique d’une espèce – la manière dont elle contribue au fonctionnement de l’écosystème – doit aussi être pris en compte. En effet, certaines espèces, en plus d’avoir des aires de répartition très restreintes, peuvent en effet remplir des fonctions uniques et irremplaçables au sein d’un écosystème ; elles sont alors définies comme « écologiquement rares ». Ainsi, plus les traits fonctionnels d’une espèce sont originaux, plus celle-ci a un rôle écologique originale et unique dans son écosystème. La disparition d’une espèce écologiquement rare représente donc une double perte, aucune autre espèce n’ayant les atouts pour la remplacer dans son rôle écologique.

Des espèces fragiles…

Certains traits fonctionnels, comme la masse corporelle, le régime alimentaire, le lieu de vie ou le mode d’activité (nocturne ou diurne) peuvent donner des indications sur le rôle écologique des animaux dans les écosystèmes. Des scientifiques ont ainsi passé en revue 4 654 espèces de mammifères et 9 287 espèces d’oiseaux pour comparer leur originalité fonctionnelle et leur distribution géographique à partir des données de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). [1] En classant les espèces étudiées en fonction de leur statut sur la Liste rouge, ils ont constaté que les espèces écologiquement rares étaient surreprésentées dans les catégories menacées de l’UICN, tant pour les mammifères (71 %) que pour les oiseaux (44,2 %), par rapport aux espèces écologiquement communes (2 % et 0,5 %, respectivement). Cette surreprésentation s’explique par le fait que la taille de l’aire de répartition est l’un des critères de classification de l’UICN – plus son aire est restreinte et plus une espèce est considérée comme menacée. Il semblerait également que leur spécialisation les rende plus sensibles aux bouleversements au sein de leur écosystème.

Le macaque noir

Macaque noir (Macaca nigra). Photo : François Moutou

Présent dans les rares forêts préservées de la presqu’île de Sulawesi du Nord en Indonésie, le macaque noir (Macaca nigra) se nourrit de plus de 145 espèces de fruits, ce qui signifie qu’il disperse les graines de 145 espèces d’arbres. D’autres animaux mangent également certains de ces fruits, bien entendu, mais cette espèce à elle seule remplit un rôle crucial pour la dynamique des forêts dans lesquelles elle vit en leur permettant de se régénérer. L’espèce est classée « en danger critique d’extinction » par l’UICN.

Les chercheurs ont ensuite cartographié le nombre d’espèces écologiquement rares en quadrillant la planète en zones géographiques de 50 km par 50 km. Ce travail minutieux a permis de combiner pour la première fois les critères de rareté fonctionnelle et géographique. Il est apparu que les mammifères écologiquement rares se concentrent dans les tropiques et dans l’hémisphère sud, avec des pics de présence dans les îles indonésiennes, à Madagascar et au Costa Rica. Il s’agit surtout d’espèces nocturnes et frugivores (par exemple, les chauves-souris ou les lémuriens) ou insectivores (comme certains petits rongeurs). Les espèces d’oiseaux écologiquement rares sont essentiellement des espèces frugivores ou nectarivores (comme les oiseaux-mouches) et se rencontrent quant à elles principalement dans les régions montagneuses tropicales et subtropicales, en particulier en Nouvelle-Guinée, en Indonésie, dans les Andes et en Amérique centrale. Dans les deux cas, la rareté écologique est aussi particulièrement représentée dans les îles qui sont souvent des zones de forte diversification évolutive.

Le kakapo ou perroquet hibou

Kakapo (Strigops habroptila). Photo : Mike Bodie/Department of conservation/Flickr

Endémique de la Nouvelle-Zélande, le kakapo (Strigops habroptila) est le seul perroquet non volant du monde – il se déplace en courant au sol. Il est aussi le plus lourd et balaie la litière lorsqu’il se déplace, cette couche de feuilles et de végétaux morts qui se trouve au sol. Il en active ainsi la décomposition. Végétarien, il se nourrit de plantes indigènes, de graines, de fruits, de pollens et même de l’écorce des arbres. Par ailleurs, sa longue espérance de vie (près de 100 ans !) lui confère une place à part dans son environnement. Classé « en danger critique d’extinction », le kakapo est associé à une riche tradition dans le folklore et les croyances maori, et il fait l’objet de grands efforts de restauration écologique.

… dans des zones sensibles

Selon les résultats des travaux menés par les scientifiques, les mammifères et les oiseaux écologiquement rares sont davantage touchés par l’impact des activités humaines que les espèces plus communes. L’indice du développement humain (IDH) ou l’existence de conflits armés n’ont cependant pas d’effets sur la répartition géographique de ces espèces et celles-ci sont présentes sur beaucoup de territoires, indépendamment du contexte politique et socio-économique. Ainsi, les Philippines qui possèdent un IDH faible et un nombre élevé de conflits sont considérées comme un point chaud de rareté écologique avec 19 espèces de mammifères et 15 d’oiseaux écologiquement rares. Il en va de même pour l’Australie qui possède pourtant un IDH élevé et un faible nombre de conflits et accueille 10 espèces de mammifères et 10 espèces d’oiseaux écologiquement rares. Ce constat appelle à une responsabilité et une politique transfrontalière pour la conservation de ces espèces ; une coordination et un partage des objectifs de conservation et des responsabilités entre pays ou régions pourraient accroître l’efficacité des stratégies de conservation ciblant la rareté écologique.

La modélisation des aires de distribution de ces espèces à l’horizon 2050-2080 – sur la base des scénarios d’évolution du climat du Giec [2] – suggère que l’impact négatif des changements climatiques sera plus fort pour les espèces rares écologiquement ; ceci avant tout en raison de la distribution spatiale étroite de ces espèces vivant principalement dans les forêts tropicales humides, mais aussi des adaptations nécessaires pour vivre dans ces environnements spécifiques. En particulier, des pertes de plus de 50 % de l’aire de distribution pourraient être observées pour plusieurs espèces d’oiseaux ; nombre d’entre elles risquant ainsi l’extinction d’ici 40 ans.

Aujourd’hui encore, regrettent les auteurs de l’étude, la conservation des espèces se fonde trop souvent sur leur seul statut démographique, perdant un peu de vue leur rôle dans un écosystème. Pourtant, la prise en compte de l’originalité de ces rôles écologiques est essentielle et devrait donc aussi guider les actions de conservation à l’échelle mondiale… à condition de disposer d’une connaissance approfondie de ces espèces rares, dont la biologie demeure encore souvent trop peu étudiée. Par exemple, aucun nid de ninoxe des Moluques n’ayant été observé jusqu’ici, leur reproduction est quasiment inconnue. Les auteurs appellent donc à intensifier les efforts de recherche afin de mieux connaître les espèces écologiquement rares et d’établir des stratégies de conservation efficaces.

Ninoxe des Moluques (Ninox squamipila). Photo : Kerrie Cogger/Pixabay

Ninoxe des Moluques

Oiseau de la famille des Strigidés, la ninoxe des Moluques (Ninox squamipila) est un petit rapace nocturne, vivant dans la forêt humide tropicale des îles de Céram et Ambon en Indonésie. Très friande de sauterelles, elle contribue ainsi au contrôle les populations d’insectes. Son aire de distribution est très restreinte et l’espèce y est menacée par la déforestation. L’association de ces différents critères, propre à cette espèce, lui confère sa rareté écologique. Son statut de conservation n’est pas évalué par l’UICN, faute de données.

 


Références

  1. Loiseau N., Mouquet N., Casajus N., et al. 2020. Global distribution and conservation status of ecologically rare mammal and bird species. Nat. Commun. 11, 5071.
  2. AR5 Synthesis report: climate change. 2014. GIEC.

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