Quelle vision éthique de la conservation de la nature ? Entretien avec Patrick Blandin

Comment les écosystèmes – et les sociétés humaines – s’adapteront-ils aux bouleversements globaux ? Le changement climatique entraîne dès à présent un accroissement des événements climatiques extrêmes. Ici, le cyclone Batsirai balayant Madagascar, en février 2022. Photo : Lauren Dauphin/NASA Earth Observatory

Le Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature a publié en 2021 un manifeste éthique intitulé L’avenir du vivant. Nos valeurs pour l’action. Invitant à s’extraire de l’opposition classique entre une vision anthropocentrée et une vision biocentrée de la protection de la nature, ce texte appelle au respect des êtres vivants humains comme non humains et propose de nouveaux repères pour l’action. Patrick Blandin, qui a animé le groupe de travail à l’origine de ce document, relate sa genèse et détaille ses propositions.

Questions : Aline Deprince

Réponses : Patrick Blandin, professeur émérite du Muséum national d’histoire naturelle, président d'honneur du Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 333, mars-avril 2022

Qu’est-ce que le manifeste du Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), et dans quel cadre ce texte a-t-il été élaboré ?

Il s’agit d’un document du Comité français de l’UICN publié à l’occasion du Congrès mondial de la nature de l’UICN qui s’est tenu du 3 au 11 septembre 2021 à Marseille. Un groupe de travail a œuvré de manière très collaborative pour élaborer ce texte qui a été ensuite adopté en conseil d’administration par le Comité français de l’UICN. C’est donc un document exprimant une position officielle du Comité.

L’UICN, un organisme majeur

Fondée en 1948 lors d’une conférence internationale à Fontainebleau, l’Union internationale pour la protection de la nature (UIPN) est devenue en 1956 l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Cette organisation non gouvernementale regroupe 197 États et agences gouvernementales et plus de 1 200 organisations. Six commissions (impliquant au total plus de 11 000 scientifiques du monde entier) apportent à l’UICN et à ses membres conseil et expertise sur les enjeux de conservation. La Commission de la sauve- garde des espèces, par exemple, produit la célèbre liste rouge, inventaire mondial de référence de l’état de conservation des espèces. L’UICN organise tous les 4 ans le Congrès mondial de la nature, qui définit des priorités et des orientations stratégiques pour les actions de conservation et de développement durable. En France, le Comité français de l’UICN, association fondée en 1992, regroupe les organismes et les experts français impliqués dans les travaux de UICN. Avec 62 membres, il représente le deuxième des 65 comités nationaux reconnus par l’UICN.

Plusieurs textes expriment les valeurs et la vision de l’UICN depuis sa création en 1948. Pourquoi était-il important, aujourd’hui, de les réaffirmer ?

Pourquoi protéger la nature ? Vieille interrogation ! Au cours de l’histoire, différents argumentaires ont mis en avant les valeurs que l’on accorde aux espèces et aux milieux naturels. Un exemple : le préambule de la Convention sur la diversité biologique évoque « la valeur intrinsèque de la diversité biologique », ainsi que sa valeur et celle de ses éléments constitutifs « sur les plans environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif, culturel, récréatif et esthétique ». Nous n’étions donc pas novateurs, évidemment, d’autant que l’UICN dispose déjà de deux textes officiels en matière d’éthique : la Charte de la Terre et l’Initiative pour une éthique de la biosphère (IEB).

La Charte de la Terre est un très beau texte international issu d’initiatives de la société civile qui ont fait suite au Sommet de Rio de Janeiro de 1992. Elle a été adoptée comme référence en matière d’éthique en 2004 par l’assemblée générale de l’UICN à Bangkok. Lors de cette assemblée générale, à la suite d’une idée lancée par François Moutou et moi-même, le Comité français de l’UICN a présenté une résolution appelant à l’élaboration d’un « code éthique de la conservation de la biodiversité ». Elle a été votée et sa mise en œuvre confiée à l’Ethics Specialist Group de l’UICN, auquel j’ai été associé. Le travail a abouti à l’IEB, adoptée en 2010 par le Conseil de l’Union. En 2012, une nouvelle résolution a été votée par l’assemblée générale de l’UICN à Jeju (Corée du Sud) en faveur de sa mise en œuvre, car il ne suffit pas d’avoir un texte, il faut le décliner opérationnellement.

Mais cette résolution est restée lettre morte. Dans la perspective du congrès de Marseille, le Comité français a donc décidé de faire remonter la question éthique au sein de l’UICN. Pourquoi ? Parce que nous estimons que, dans le contexte de la crise écologique globale, l’UICN a une grande responsabilité morale : elle doit être porteuse d’une vision mobilisatrice dans un monde traversé par une crise de gouvernance qui est la conséquence d’une crise des valeurs, d’une perte générale de repères. Avec des appuis internationaux, nous avons donc avancé des propositions concrètes pour que le congrès de Marseille soit structuré autour d’une telle vision. Cela n’a pas réussi, il y a eu des blocages. Le Comité français a donc décidé d’agir pour que bougent les lignes, en contribuant à l’élaboration d’une telle vision, d’où la préparation du manifeste.

À la suite de la publication du manifeste, que s’est-il passé ?

Vous l’avez compris, il est difficile de promouvoir les questions éthiques au sein de l’UICN. À tel point qu’un colloque international a été organisé à Marseille juste avant le congrès mondial de l’UICN pour aborder des sujets que l’organisation du congrès n’avait pas retenus. Lors de la première session, consacrée aux « fondements éthiques du droit écologique », le président de l’Ethics Specialist Group, le professeur Klaus Bosselmann, a présenté le manifeste du Comité français comme le texte qui devrait inspirer l’Union, après avoir stigmatisé ce qu’il a appelé le « déficit de mise en œuvre » des principes éthiques au sein de l’UICN. Rien n’est donc gagné.

Cette image du Kilimandjaro (capturée en janvier 2017 par le satellite Earth Observing-1) révèle la diversité des zones de végétation qui entourent la plus haute montagne d’Afrique, de la savane chaude et sèche, puis la forêt tropicale entre 1 800 et 2 800 m d’altitude, les landes sur les flancs hauts et froids, jusqu’au sommet rocheux et glacé à 5 895 m d’altitude. Avec le réchauffement climatique, comment ces différents écosystèmes évolueront-ils ?

 

Le manifeste invite à renverser notre vision anthropocentrée. Quand les leviers « rationnels » (basés sur des arguments économiques, scientifiques) semblent déjà peiner à faire évoluer les choses, comment parvenir à un tel changement de paradigme ? Faire appel à des leviers différents, à l’attachement à la beauté de la nature par exemple, aurait-il plus d’efficacité ?

Tout d’abord un peu d’histoire. Lors du premier Congrès international pour la protection de la nature, en 1923, le président du congrès, le professeur Louis Mangin, appela à « empêcher les égoïsmes individuels ou collectifs de dilapider un patrimoine de beauté qui appartient à tous », tout en précisant aussitôt que « nous n’intervenons pas seulement pour la satisfaction de l’esthétique, nous voulons aussi dénoncer et enrayer la destruction désastreuse, même au simple point de vue pratique, d’incalculables richesses dont l’exploitation prudente devrait assurer la perpétuité ». On voit qu’il se dégageait déjà deux catégories de valeur, l’une de l’ordre du culturel, l’autre de l’ordre de l’utilitaire. Un quart de siècle plus tard, le premier secrétaire général de l’UICN, Jean-Paul Harroy, n’hésitait pas à affirmer que « le temps est passé où les protecteurs de la nature parlaient seulement au nom de la morale et de l’esthétique » et affirmait la nécessité de faire appel à un « ensemble d’arguments à caractère anthropocentriquement utilitaire, donc convaincants pour les masses ». [1]

Aujourd’hui, on parle volontiers de valeur biocentrée, lorsque l’on reconnaît la valeur « en soi » – ou valeur intrinsèque – d’une espèce ou d’un milieu naturel, et de valeur anthropocentrée, lorsqu’on regarde les espèces et les milieux sous l’angle de leur utilité pour les humains. Opposer ces valeurs, comme le fit Jean-Paul Harroy, est stérile : l’utilitarisme n’a jusqu’à présent pas mieux réussi à assurer la conservation de la nature que le respect « altruiste » des non humains !

Le manifeste du Comité français ne se situe pas a priori dans ce registre biocentré-anthropocentré. Il attribue à tout être vivant, à toute espèce, à tout écosystème, trois valeurs : d’existence, de mémoire et d’avenir. Prenons la valeur d’existence : elle peut être biocentrée, par exemple si l’on reconnaît la valeur intrinsèque d’une espèce, ou anthropocentrée, si on lui accorde une valeur en raison de ce qu’elle apporte aux humains. De même, la valeur d’avenir peut être considérée comme biocentrée, par exemple si l’on reconnaît qu’une espèce, du fait de ses potentialités, peut contribuer à la poursuite de la vie sur Terre, que l’espèce humaine s’y maintienne ou non. En revanche, elle aura une dimension anthropocentrée si l’on ne considère que sa contribution à une évolution de la biosphère favorable aux humains. En fait, seule la valeur de mémoire est d’emblée anthropocentrée : nous l’accordons dans la mesure où une espèce, par le biais de l’analyse de son patrimoine génétique, ou un système écologique par celle de son organisation, nous révèlent des bribes de leur passé. N’est-ce pas dans la mesure où nous nous intéressons à l’histoire de la vie que nous attribuons de la valeur à des espèces en voie d’extinction dont la disparition ne perturberait peut-être pas la marche de l’évolution ?

Depuis près de 75 ans, l’UICN (et l’ensemble du monde scientifique) appelle à l’action, à la prise en compte des enjeux environnementaux, sur des bases scientifiques, avec un bilan qui reste modeste. Comment transformer ces appels en action véritable de la part des acteurs politiques, économiques ?

Ce n’est pas en rentrant dans les grilles de lecture étriquées des autres et en adoptant leur jargon que l’on gagnera. En fait, la question n’est pas nouvelle, loin de là. À la fin des années 1970, j’étais membre des Entretiens écologiques de Dijon, et je me souviens que leur fondateur Georges Tendron disait à l’époque que ce n’est pas à la nature de se plier à l’économie, mais à l’économie de se plier à la nature ! Toutes les réflexions autour de la valorisation monétaire de la biodiversité, par exemple, reviennent à se couler dans des règles qui ne se sont pas celles dont le monde vivant à besoin.

En évoquant un « monde désirable », notre manifeste se place sur un tout autre plan. Il appelle au respect des êtres vivants, à quelque espèce qu’ils appartiennent. Il désire que les humains, dans toute leur diversité, où qu’ils habitent, et quelles que soient leurs cultures, leurs savoirs, leurs croyances, tissent entre eux et avec tous les autres vivants des relations de solidarité, permet- tant à chaque humain de vivre mieux, là où il le désire, de s’épanouir en convivialité avec les autres, humains et autres vivants. Il met ainsi en avant la nécessité de la recherche d’un « mieux-être » à la fois des humains et de l’ensemble du monde vivant, pour promouvoir un « mieux-vivre ensemble », localement comme à l’échelle de la planète.

Comment s’engager sur un tel chemin, comment passer des valeurs à l’action ? C’est le propos de la partie du manifeste intitulée « des repères pour l’action ». Nous invitons à élaborer à l’échelle locale, de manière collective, des projets de territoire visant de nouvelles façons d’organiser la vie des humains et des autres vivants. Or un territoire concerne des gens ayant des cultures, des valeurs, des intérêts divers. Comment faire en sorte que ces gens construisent ensemble un projet collectif ? La négociation, ce qui suppose l’écoute, est sans aucun doute le mécanisme qui doit permettre l’émergence de projets communs dans le respect de la diversité des acteurs, à condition de rendre « la nature présente à la table des négociations », puisque les valeurs que nous donnons aux êtres vivants et aux systèmes écologiques impliquent que nous leur reconnaissions le droit à occuper les espaces qui leurs sont nécessaires, et que nous nous imposions le devoir de considérer ce droit dans toute prise de décision.

Il s’agit donc d’interagir autrement, entre humains et avec les autres êtres vivants, et d’habiter autrement l’espace, de telle sorte que le monde sauvage s’y perpétue. Des espaces dont la devise pourrait être « la paix pour la nature » seraient ainsi l’expression du respect des humains pour la liberté des autres êtres vivants. Mais le monde sauvage ne peut être exclusivement confiné dans des espaces dédiés. Dans le cadre d’un continuum allant des lieux les plus sauvages jusqu’au cœur des villes, il faut que l’aménagement de l’habitat humain soit conçu pour que des représentants du monde sauvage s’y déploient partout et s’y perpétuent spontanément, selon des modalités ajustées de façon à garantir le « mieux-vivre ensemble ».

En mars 2022, dans l’est de l’Antarctique, une plateforme de glace couvrant 1 200 km2 entre le glacier Conger et l’île Bowman s’est entièrement désintégrée en l’espace de deux semaines. Les températures enregistrées dans la région étaient alors environ 40 °C supérieures à la normale.

 

Les visions qu’ont de la nature les civilisations autres qu’occidentales sont-elles prises en compte ?

Le manifeste insiste sur la diversité culturelle des humains. L’idée même de projets à l’échelle de collectifs territoriaux est fondée sur la nécessité de respecter cette diversité. Peut-être que d’un projet de territoire à un autre, les valeurs servant de levier pour l’action en faveur de la nature ne seront pas les mêmes. J’ai été ainsi frappé, lors d’un atelier sur l’éthique de la conservation des dunes de l’Indiana, au sud du Lac Michigan, par les raisons avancées : ce qui était essentiel, c’était la préservation des paysages qu’avaient découverts les pionniers. Ici, la valeur de mémoire primait sur la valeur d’existence des espèces, mais leur protection s’en trouvait par là même assurée.

Le manifeste invite à élaborer des projets de territoire visant de nouvelles façons d’organiser la vie des humains et des autres vivants, afin de concrétiser le désir de « mieux-vivre ensemble », en engageant les territoires dans une mutation écologique maîtrisée par les acteurs locaux. Mais aucun territoire n’est un isolat : il s’inscrit dans le réseau écologique global. La diversité ne doit pas conduire à l’incohérence, car il n’est qu’une seule biosphère. Les projets locaux ne peuvent donc faire sens, d’un point de vue social et politique, que s’ils prennent en compte cette réalité et sont conçus dans un esprit de solidarité globale, au travers d’alliances locales, régionales et internationales.

Comment juger alors de l’effet de l’action ? Qu’est-ce qu’une « conservation réussie » ?

Quels sont les critères de la réussite ? Quand il y a un objectif précis, comme le maintien de la présence d’une espèce, d’un écosystème, il est possible d’avoir une grille technique pour juger des résultats. En revanche, qu’est-ce qu’une démarche réussie dans cet esprit de « projet de territoire » ? Si l’objectif est de mieux vivre ensemble, les humains et les autres, comment le mesure-t-on ? La notion de projet ne donne-t-elle autant d’importance, sinon plus, au chemin qu’à l’aboutissement ? On pourrait parler d’une « trajectoire en réussite » lorsque le sentiment de mieux-être croît au fur et à mesure que le projet se développe. Et il ne faut pas oublier que des conditions inattendues peuvent toujours survenir : le plus important, n’est-ce pas de maintenir à long terme des capacités d’adaptation ? On pourrait parler d’adaptabilité durable…

Une dernière réflexion ?

J’ai été profondément influencé par l’ouvrage [2] dû à deux grands biologistes de la conservation, Otto Frankel et Michael Soulé, que j’ai découvert en 1983. Il m’a fait comprendre que la conservation ne peut pas être une « muséification » de la nature, mais qu’il s’agit de conserver les potentialités évolutives du monde vivant, sa capacité à changer et à s’adapter à un environnement planétaire continuellement changeant. Il y a donc une tension entre la volonté de conserver la nature en l’état, ce que légitiment les valeurs d’existence et de mémoire, et l’acceptation de son évolution. Cette réflexion ouvre peut-être un abîme, mais on ne peut s’en dispenser.

 

 

 


Références

  1. Harroy, J. P., 1949. Définition de la protection de la nature. In : UIPN, Documents préparatoires à la Conférence technique internationale pour la protection de la nature, Août 1949, États-Unis. UNESCO, Paris-Bruxelles : 9-14.
  2. Frankel O. H., Soulé M. E. 1981. Conservation and evolution. Cambridge University Press. 366 p.

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