Pyrénées françaises : Le retour du bouquetin ibérique

Un bouquetin à l’étang d’Alate (Ariège). Photo : Julien Canet
Texte : Eric Sourp, chargé du programme bouquetin et des dossiers transversaux au Parc national des Pyrénées,

Julien Canet, chargé de mission bouquetin au Parc naturel régional des Pyrénées Ariégeoises,

Jérôme Lafitte, chargé de mission faune au Parc national des Pyrénées,

Alexandre Garnier, vétérinaire spécialiste de la conservation du bouquetin

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 328, mai-juin 2021

Le bouquetin ibérique (Capra pyrenaica) est une espèce emblématique de la grande faune pyrénéenne présente depuis plus de 80 000 ans dans les Pyrénées. En 1910, les deux derniers individus des Pyrénées françaises furent abattus lors d’une chasse près du lac de Gaube (Cauterets). Près d’un siècle plus tard, le 6 janvier 2000, la mort du dernier individu encore présent du côté espagnol, à Ordesa dans le haut Aragon, marquait l’extinction de Capra p. pyrenaica dans toute la chaîne des Pyrénées.

Une longue histoire

Dès sa création en 1967, le Parc national des Pyrénées (PNP) émit le principe d’une réintroduction lors de la réunion de son premier conseil scientifique. Des contacts furent pris – en vain – par la direction du Parc auprès des autorités espagnoles pour tenter d’obtenir des bouquetins, pourtant présents en grand nombre dans la péninsule ibérique (sous-espèces C. pyrenaica hispanica à l’est et au sud de l’Espagne et C. pyrenaica victoriae au centre). Un premier dossier de réintroduction, élaboré en 1991 par l’agent du PNP Jean-Paul Crampe, ne put aboutir. Les autorités espagnoles et les représentants du monde cynégétique étaient en effet réticents à fournir des individus car cet animal était considéré comme prestigieux et propre à l’Espagne. Par ailleurs ils craignaient que l’ouverture à la chasse au bouquetin en France ne génère une concurrence économique importante à celle pratiquée en Espagne, représentant pour les communes rurales un revenu important pouvant aller jusqu’à près de 300 000 € par an. Le projet fut cependant relancé en 2007 par le PNP. Porté ensuite conjointement avec le Parc naturel régional des Pyrénées ariégeoises (PNR PA), il s’inscrivait cette fois-ci dans une démarche globale de réintroduction de l’espèce à l’échelle des Pyrénées. Après plus de 45 ans de persévérance, de longues discussions et l’assurance que les bouquetins ne seraient pas chassés en France (le bouquetin ibérique ayant été classé sur la liste des espèces protégées le 15 septembre 2012), les premiers bouquetins furent enfin lâchés dans les communes d’Ustou (Ariège) et de Cauterets (Hautes-Pyrénées) en juillet 2014.

Après 100 ans d’absence sur le versant français des Pyrénées, le bouquetin refoulait ses terres originelles. Entre 2014 et 2021, un total de 253 bouquetins ont été réintroduits sur cinq sites : le PNR PA a accueilli 105 animaux en 11 lâchers sur les sites de Cagateille et de l’étang de Lers, tandis que le PNP en accueillait 148 en 20 lâchers sur les sites de Cauterets, Gavarnie-Gèdre et Accous.

Lâcher de bouquetins ibériques au Clot à Cauterets, le 10 juillet 2014. Photo : Philippe Llanes/Parc national des Pyrénées

Naissances et population en croissance

Les premières naissances ont été constatées dès les années suivant les premiers lâchers. Au fil des ans, elles ont augmenté de manière importante : 247 cabris sont nés depuis 2015 dans les Pyrénées, dont 80 rien qu’en 2020. Le taux de fécondité des femelles marquées en 2020 (les bouquetins sont équipés de colliers GPS et de marques auriculaires permettant de les suivre et de les identifier) est en moyenne de 0,80. Ces très bons chiffres montrent que les bouquetins ont su parfaitement s’adapter à leur nouvel environnement.

Le suivi réalisé par les agents du PNP, du PNR PA et les chasseurs ariégeois permet d’évaluer les effectifs de la population. Six années seulement après le début de la première opération de réintroduction, l’effectif de la population est déjà conséquent, avec environ 460 individus dans les Pyrénées françaises (270 sur le territoire du PNP et 190 sur le PNR PA). Cet effectif devrait rapidement augmenter car bon nombre de jeunes femelles nées sur le territoire atteindront prochainement l’âge reproducteur. Cela entraînera des croissances de population de 20 à 30 %, ce qui correspond à ce que l’on observe au sein de populations nouvelles traditionnellement très dynamiques. [1] Sauf en cas de problème sanitaire ou d’hiver très neigeux, la population devrait doubler tous les 4 à 5 ans.

Ce groupe de bouquetins mâles progresse en file indienne. Photo : Alexandre Garnier/Parc national des Pyrénées

Une répartition spatiale en cinq noyaux

Les suivis réalisés grâce aux colliers GPS (données géographiques produites automatiquement toutes les 4 heures voire toutes les heures) ainsi que les observations visuelles et les analyses spatiales réalisées renseignent de manière précise sur les localisations des bouquetins, leurs déplacements et leur utilisation saisonnière de leur nouveau territoire durant les premières années du programme. À ce jour, les opérations de réintroductions ont permis de constituer cinq principaux noyaux de populations sur les Pyrénées françaises : les noyaux de Cagateille et du Mont Béas en Ariège, les noyaux de Cauterets et de Gavarnie-Gèdre dans les Hautes Pyrénées, et le noyau d’Accous dans les Pyrénées-Atlantiques. Ces sites correspondent aux sites de lâchers, auxquels les individus semblent être restés fidèles. Il n’y a pas de connexion entre ces principaux noyaux pour l’instant. À long terme, le bouquetin devrait cependant coloniser une bonne partie des Pyrénées. Il existe également un autre noyau d’une vingtaine d’individus dans le massif transfrontalier du Maubermé (Val d’Aran), résultant d’un lâcher de dix bouquetins réalisé en Catalogne espagnole en octobre 2015. L’objectif du ministère espagnol en charge de l’environnement et du conseil général du Val d’Aran était de conforter la recolonisation du massif des Pyrénées en appui des lâchers français.

L’analyse génétique des individus réintroduits montre que la nouvelle population pyrénéenne présente une diversité génétique relativement faible, située dans la moyenne basse de ce qu’on observe pour les populations restaurées de bouquetins des Alpes. Les individus ont tous été prélevés sur le même site de la Sierra de Guadarrama en Espagne, certains d’entre eux étant de plus fortement apparentés. Le niveau de consanguinité moyen n’est cependant pas alarmant, mais est susceptible d’augmenter rapidement en fonction des reproductions, or une faible variabilité génétique peut contribuer à long terme à la diminution des capacités adaptatives des bouquetins. Afin de minimiser la perte de richesse génétique des bouquetins des Pyrénées, il est nécessaire de diversifier les populations sources donatrices.

La situation dans les Alpes

Le bouquetin des Alpes était au bord de l’extinction à la fin du XIXe siècle à cause de la chasse. Le roi de Piémont-Sardaigne, Victor Emmanuel, créa en 1856 la réserve royale du Grand Paradis pour protéger la centaine d’individus restants. L’élevage en captivité en Suisse et la création des parcs nationaux du Grand Paradis (1922) et de la Vanoise ont permis de parachever le sauvetage. Les nombreuses opérations de réintroduction à partir de populations sources, notamment à Gran Paradiso (Italie), au mont Pleureur (Suisse) et en Vanoise (France), ont permis la recolonisation de la plupart des massifs de la chaine alpine avec un effectif aujourd’hui estimé à 55 000 individus.

Tous les bouquetins lâchés sont identifiés grâce à des marques auriculaires. Photo : Julien Canet

Perspectives

La partie n’est pas encore complètement gagnée en matière de conservation, mais le bilan est déjà très positif, tant sur le plan biologique (dynamique de population, très bon état physiologique des individus) que de l’acceptation sociale ou de l’attractivité du territoire. On observe ainsi depuis début 2021 une augmentation de la fréquentation touristique par des randonneurs, qui viennent au début du printemps se promener pour voir spécifiquement des bouquetins. Il est enfin envisagé d’augmenter la faible diversité génétique de la population fondatrice par l’apport d’individus provenant d’un autre site donateur : quelques individus issus de la réserve de chasse de Gredos, en Espagne, pourraient être lâchés dans les différents noyaux de populations émergents, afin d’optimiser la viabilité de la population sur le long terme. Le suivi démographique, spatial et sanitaire sera poursuivi pour surveiller la bonne évolution du projet.

Des précautions sanitaires très importantes

Dès le début du programme, les deux parcs avaient attaché une grande importance à la mise en place de garanties sanitaires strictes pour éviter tout impact négatif sur la dynamique de population du bouquetin ibérique et afin de ne pas introduire de nouvelles maladies dans les troupeaux domestiques et la faune sauvage. Ce programme de réintroduction fait ainsi l’objet d’un plan de maitrise des risques sanitaires (PMS) conséquent rédigé en 2013.

Le PMS évalue les risques sanitaires et définit les précautions sanitaires à mettre en œuvre au regard des spécificités épidémiologiques du site donateur de bouquetin et des sites de lâcher. Tous les bouquetins transférés font ainsi l’objet d’un examen clinique par un vétérinaire spécialisé et d’analyses sur près d’une vingtaine de maladies. L’attente des résultats d’analyses nécessite une mise en quarantaine. Seuls les individus présentant un résultat négatif aux contrôles sont autorisés à être transloqués sur les sites de lâchers. Une fois sur le site d’accueil, un contrôle visuel régulier des individus est réalisé par les agents de terrain afin de détecter l’apparition éventuelles de signes externes évocateurs de maladies. Des appareils photos à déclenchement automatique disposés à des endroits stratégiques (pierres à sel, passades, etc…) complètent ce contrôle visuel. Les cadavres récoltés font aussi l’objet d’autopsie et d’analyse pour tenter de connaître les raisons de la mort. Ce suivi a permis de déceler durant l’été 2017 un épisode de kérato-conjonctivite. La contamination des bouquetins avait eu lieu sur leur site d’accueil par l’intermédiaire des isards et des troupeaux ovins. Le suivi des individus infectés a permis de constater leur guérison. En 2021, le parc national testera la mise en œuvre d’une veille sérologique sur des maladies ciblées, par le biais de prélèvements sanguins sur des bouquetins capturés.


Référence

  1. Girard I., et al. 1998. Évolution démographique des populations de bouquetins des Alpes (Capra ibex ibex) présentes dans le Parc national de la Vanoise ou réintroduites à partir de celui-ci. Gibier faune sauvage, vol. 15/02 HS, p. 417-431.

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