Protéger le lynx en France : le point de vue de la SNPN
Après le numéro spécial loup gris (Canis lupus) du Courrier de la Nature paru en 2013 et celui consacré à l’ours brun (Ursus arctos) en 2018, la Société nationale de protection de la nature (SNPN) termine la trilogie consacrée aux grands carnivores présents sur le territoire national métropolitain par ce numéro dédié au lynx boréal (Lynx lynx). Aucune de ces trois espèces ne laisse totalement
indifférent, quels que soient les points de vue. Celui présenté ici, exprimé par la SNPN, s’inscrit logiquement dans la démarche d’étude, de compréhension et de protection propre à l’association.
Texte : François Moutou, docteur vétérinaire, vice-président de la SNPN Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° spécial 2021
Alors que les trois espèces appartiennent à trois familles différentes de l’ordre des Carnivores, expriment des modes de vie et des écologies distinctes, elles sont souvent rassemblées sous la même étiquette de « grands prédateurs », essentiellement en raison du regard humain qui leur est porté, en partie à cause de leur impact, réel ou supposé, sur les ongulés sauvages et les animaux domestiques. On les trouve réunies dans l’Initiative des grands carnivores pour l’Europe, un groupe de travail au sein de la commission de sauvegarde des espèces de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) où, aux trois espèces déjà citées, sont associés un autre canidé, le chacal doré (Canis aureus), un autre félidé, le lynx pardelle (Lynx pardinus) et un mustélidé, le glouton (Gulo gulo). Aujourd’hui, si le chacal doré semble en cours d’installation en France, en provenance d’Italie et de Suisse, avec plusieurs observations en avant de la façade alpine depuis 2017, les deux dernières espèces sont absentes du territoire national. Le lynx pardelle est limité au sud de la péninsule ibérique (cf. CLN n° spécial 2021, p. 7 et 8 et p. 11) et le glouton aux zones boréales du nord du continent.
Ces espèces partagent malheureusement une longue histoire de persécutions liées aux activités humaines. Apparues et surtout développées dans la seconde moitié du XXe siècle, les récentes lois de protection pour ces espèces, qu’elles soient européennes ou nationales, semblent avoir bien du mal à être respectées. En 2020, pas moins de trois ours ont été tués dans la chaîne des Pyrénées où la population est probablement comprise entre 50 et 60 individus. Cette même année, en France, trois lynx ont été trouvés tués par balle [1] (seulement une quinzaine de cas recensés depuis 1974, date du retour de l’espèce en France, mais les destructions illégales sont certainement plus nombreuses et délicates à recenser) et plus d’une centaine de loups ont été officiellement abattus. Pour des espèces protégées, un tel bilan pose question. Il paraît évident que, pour certains humains, la cohabitation, voire même la coexistence, semblent inenvisageables. En nous limitant ici au cas du lynx boréal en France, quelles réflexions la SNPN peut-elle proposer pour espérer arriver à faire vivre sur les mêmes espaces le lynx et les humains, de façon apaisée ?
Le lynx n’a jamais été considéré comme une menace directe pour les humains. Dans les récits anciens d’attaques de grands carnivores sur des personnes, l’appellation « loup-cervier » parfois associée au lynx est très ambiguë et correspond plus souvent au loup gris (cf. CLN n° spécial 2021, p. 16 à 20 et p. 21 à 25). Sa destruction procède donc d’autres motivations ou se rapporte aux conséquences d’autres activités humaines. Sa fourrure a longtemps été recherchée, ce qui explique en partie la chasse dont il a été la cible : ce n’est plus le cas aujourd’hui. La pression démographique humaine au fil des siècles, le besoin d’espaces pour l’agriculture et l’élevage, la déforestation et la fragmentation des paysages, ont entraîné une régression des territoires sauvages encore disponibles pour la faune, les proies comme les prédateurs. Ces derniers se sont attaqués au bétail sans doute pour compenser le manque de proies sauvages, augmentant les actes de destruction à leur encontre. Pourtant, même dans ce cas, les dégâts liés au lynx sont nettement moindres que ceux que l’on peut reprocher au loup. Chasseur solitaire et à l’affût, le félin ne prélève qu’une proie par attaque avec, le plus souvent, très peu de conséquences sur le reste du troupeau. Malgré cet impact économique limité sur l’élevage, l’espèce avait disparu de France au début du XXe siècle, ses derniers refuges ayant été dans les Alpes et dans les Pyrénées (cf. CLN n° spécial 2021, p. 21 à 25). Enfin le lynx a été perçu par certains humains comme un prédateur concurrent direct pour l’accaparement de la ressource constituée par le gibier.
Les trois grands domaines de réflexion autour de la présence de cette espèce, dont la population nationale est estimée à environ 150 individus par l’Office français pour la biodiversité (OFB) en 2020 [2], concerneraient donc les risques sanitaires, les impacts cynégétiques et les conséquences économiques au niveau de l’élevage (essentiellement ovin).
Les enjeux de la présence du lynx en France
Enjeux sanitaires
Les enjeux sanitaires, tout d’abord. On a déjà décrit des cas de rage vulpine chez des lynx, en Europe, mais cette maladie disparue de France en 1998 ne constitue plus une menace sanitaire.[3] De nos jours la possible exposition des lynx aux virus transmis par les chats domestiques constitue un risque sanitaire à ne pas négliger. L’augmentation des populations de lynx associée à l’extension de leur répartition spatiale permettrait de minorer son impact en cas d’épidémie.[4]
Enjeux cynégétiques
Deuxièmement, les enjeux cynégétiques. Prédateur actif, le lynx boréal se nourrit essentiellement d’ongulés de taille moyenne qu’il capture lui-même. Le chevreuil européen (Capreolus capreolus) et le chamois des Alpes (Rupicapra rupicapra) sont ses deux proies majeures en France, mais pas les seules. Sa consommation de lagomorphes, de rongeurs et d’oiseaux est connue, quoiqu’encore assez mal quantifiée. Des observations de captures de plus petits carnivores, chat forestier (Felis silvestris) et renard roux (Vulpes vulpes) par exemple, sont régulièrement rapportées. Néanmoins, les enjeux cynégétiques visent surtout la prédation exercée sur le chevreuil et le chamois. Les derniers chiffres publiés par l’OFB donnent le total des attributions et des prélèvements effectivement réalisés pour la dernière saison de chasse (2019-2020) et par espèce d’ongulés.[5] Au niveau national, pour 697 690 attributions accordées pour le chevreuil, 586 797 individus ont été tués (hors parcs et enclos de chasse), soit 110 893 de moins que le plafond autorisé. Or, on admet qu’un lynx boréal adulte peut consommer l’équivalent de 50 à 60 chevreuils annuellement. Le simple différentiel existant entre attributions et prélèvements en ce qui concerne cette petite espèce de cervidé pourrait aujourd’hui alimenter quelques 2 000 félins à l’échelle du pays, sans mettre en danger le renouvellement de la population de chevreuils ! Et le lynx ne consomme pas que des chevreuils. Pour le chamois, bien sûr moins réparti sur le territoire car présent seulement dans 18 départements, les chiffres sont respectivement de 13 917 pour les attributions et de 12 610 individus tués, soit une différence de 1 307.
Pour ces deux espèces, les chiffres pourraient être expliqués de deux façons. Premièrement, les chasseurs délaissent les chevreuils et les chamois au profit d’autres cibles. Secondement, la pression de chasse est insuffisante pour atteindre le quota fixé. Il y a donc une place pour le retour des prédateurs. Les données nationales indiquent que le chevreuil n’est pas menacé par un prédateur naturel, quel qu’il soit. Il ne faut pas oublier que plus d’une dizaine de milliers d’individus sont tués sur les routes chaque année (le chiffre de 16 292 est proposé en 2008), chiffre probablement sous-estimé et en augmentation avec l’augmentation des populations.[6] En zones agricoles, les chevrettes mettant souvent les faons au monde dans les cultures, la fauche peut éliminer localement plus du quart des jeunes de l’année. [7] La population française de l’espèce dépasse certainement 2 millions de têtes avant les naissances au printemps et pourrait encore progresser si la pression de chasse était moins forte. [7] Dans le cas du chamois, c’est au contraire la faiblesse des effectifs nationaux qui frappe. Au vu des espaces favorables disponibles, les effectifs, estimés un peu au-dessus de 100 000 individus, pourraient être plus importants. [7] Les explications sont à rechercher du côté de l’usage des espaces montagnards, plus fragiles face aux divers aménagements (exploitations agricoles et forestières, pistes de ski et remonte-pentes, chalets d’altitude, voies ouvertes aux véhicules tout-terrain), ou de la compétition avec les troupeaux domestiques, y compris dans les espaces protégés, parcs nationaux inclus. Dans ce contexte, la chasse constitue un facteur limitant supplémentaire à l’essor des populations de chamois. Il est donc important qu’elle soit bien adaptée aux diverses populations pour permettre la constitution d’effectifs plus importants et la diffusion de l’espèce vers d’autres territoires. C’est ainsi que l’apparente régression momentanée d’une population de chamois du massif du Jura au moment de l’arrivée du lynx semble mieux s’expliquer par des excès de la chasse que par la prédation. [8] Au niveau cynégétique, il est manifeste que le lynx n’enlève rien aux chasseurs de chevreuils et de chamois, y compris si sa population venait à augmenter pour approcher un meilleur statut de conservation. Objectivement, les deux prédations paraissent bien compatibles.
Enjeux économiques
En dernier lieu, les enjeux économiques. Selon de nombreuses études, le lynx préfère les proies sauvages aux proies domestiques. [1] Pour la France, les chiffres des prélèvements d’ovins attribués à l’espèce varient de 50 à 100 brebis selon les années. Dans le détail, certaines zones peuvent être plus touchées que d’autres en combinant la position géographique, la qualité des mesures de protection et peut-être également le hasard. Ces prélèvements restent modestes comparés aux 280 000 ovins présents en région Bourgogne Franche-Comté (année 2015) comme par rapport aux 8 648 ovins envoyés à l’équarrissage pour les seuls départements de l’Ain, du Doubs et du Jura (année 2014). [9] Pourquoi ne pas encourager diverses réflexions techniques autour des pratiques d’élevage respectueuses de l’environnement et de la biodiversité et qui pourraient conduire à un label « coexistence » avec la faune sauvage, toute la faune sauvage ? Les perspectives pour les filières françaises ovines, principalement pour la production de viande, mettent en avant trois défis à surmonter : le changement climatique, les questions sanitaires et les incertitudes géopolitiques comme les conséquences du Brexit.[10] Les prédateurs, quels qu’ils soient, n’apparaissent pas prioritaires. Parallèlement, le pastoralisme français à l’horizon 2035 a fait l’objet d’un groupe de travail associant différents partenaires. Les grandes lignes qui en découlent ont été reprises par le Centre d’études et de prospective du ministère chargé de l’agriculture en décembre 2020.[11] Trois scénarios sont comparés et plusieurs menaces sont identifiées. Il y a la baisse de la consommation de viande, l’accès au foncier et le climat. S’y ajoutent les ongulés sauvages, considérés comme concurrents des troupeaux domestiques pour l’espace et les fourrages ainsi que le loup qui représenterait un frein sévère. Le lynx ne figure pas dans les scénarios. Au niveau économique, le lynx n’est donc en aucun cas une menace pour l’élevage ovin, y compris si sa population venait à augmenter. On peut rappeler le protocole d’indemnisation en cas de pertes et les aides et soutiens, y compris pour la mise en place de mesures de protection.[1]
Quelles actions possibles ?
La SNPN souhaite voir se maintenir et se développer sur le territoire national l’ensemble des espèces naturellement présentes, quitte à réintroduire ou renforcer celles ayant été éliminées ou fragilisées par l’espèce humaine. C’est le cas du lynx boréal. Pour cette espèce, on l’a vu, il n’existe pas d’argument sanitaire ou écologique ni même économique incompatible qui puisse lui être opposé. Donc le nombre de lynx encore détruits volontairement par arme à feu ne peut pas s’expliquer par de simples données biologiques ni de nécessité. Les proies sauvages ne sont pas menacées et l’élevage, déjà aidé, peut être protégé et compensé spécifiquement et correctement.
Un point important à côté des destructions volontaires, mal cernées bien sûr, concerne les destructions involontaires sur les routes et voies ferrées. De 1974 (date du retour de l’espèce en France par le Jura) à 2019, pas moins de 140 animaux ont été tués à la suite de collisions avec des véhicules (voitures et trains).[1] Un très gros travail d’aménagement et de prévention doit encore être réalisé. Le futur Plan national d’action (PNA) l’a bien pris en compte (cf. CLN n° spécial 2021, p. 69 à 74). Dans ce contexte et avec ces éléments, la SNPN espère donc un PNA lynx boréal bientôt validé, correctement financé et dont la gouvernance, tenant compte des intérêts des diverses parties prenantes, ambitionne réellement l’amélioration du statut de l’espèce dans notre pays.
Indépendamment du PNA, la SNPN demande tout simplement que la réglementation actuelle, française et européenne, soit respectée et appliquée. Les destructions de lynx restent sans suite malgré les démarches associatives. Au-delà des aspects juridiques, il faut instaurer le remplacement de tous les animaux détruits par des activités humaines. L’espace favorable à l’espèce en France est encore large, les proies sauvages nombreuses et il faut encourager les excursions de lynx en dehors des massifs vosgien et jurassien comme du Nord des Alpes. Des corridors de circulation sont à développer s’ils n’existent pas encore. Des passages à faune adaptés sont indispensables. Le lynx ayant été éliminé du pays, il ne peut revenir que grâce à des réintroductions. Celle des Vosges n’a pas réussi, mais celles de Suisse et d’Allemagne, en régions limitrophes, expliquent que le lynx soit encore présent en France. La SNPN pose donc la question de nouvelles réintroductions. Le PNA ne peut pas se limiter à suivre l’évolution de la population actuelle, entre naissances d’un côté et destructions, y compris volontaires et jamais compensées de l’autre.
Enfin, la SNPN serait ravie de pouvoir encourager toutes les initiatives en faveur de l’espèce, au travers de campagnes de sensibilisation avec les acteurs déjà engagés. Nous espérons que ce numéro spécial pourra accompagner un consortium associatif, formel ou informel, impliquant sciences écologiques et humaines, avec de nombreux partenaires intéressés par cette espèce.
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Références
- Drouilly M. 2019. Plan d’actions pour la conservation du Lynx boréal (Lynx lynx) en France – Propositions à mettre en oeuvre par l’État dans le cadre d’un PNA. Société française pour l’étude et la protection des mammifères / WWF France. 177 pp.
- https://www.ofb.gouv.fr/actualites/rehabilitation-et-relachers-de-lynx-en-france
- Gossner C., Mailles A., Aznar I., et al. 2020. Prevention of human rabies: a challenge for the European Union and the European Economic Area. Euro Surveill. 25(38):pii=2000158.
- Schmidt-Posthaus H. Breitenmoser C., Posthaus H., et al. 2002. Causes of mortality in reintroduced Eurasian lynx in Switzerland. Journal of Wildlife Diseases, 38(1), p. 84-92.
- Prélèvements ongulés sauvages saison 2019-2020. Supplément Faune Sauvage, Faune Sauvage, n° 327, septembre 2020.
- Vignon V., Barbarreau H. 2008. Collisions entre véhicules et ongulés sauvages : quel coût économique ? Faune Sauvage, n° 279, p. 31-35.
- Savouré-Soubelet A., Arthur C., Aulagné S., et al. (coord.). 2020. Atlas des mammifères sauvages de France volume 2 : Ongulés et Lagomorphes. Muséum national d’Histoire naturelle, 392 pp.
- Schatt J. 2010. Le chamois. Vie et Comportement. À travers un suivi des individus et des notes prises sur le vif : 1974-2005. Books on Demand. 124 pp.
- Données du ministère de l’Agriculture et de l’alimentation. La région Bourgogne-Franche-Comté est la principale concernée par les prélèvements d’ovins par le lynx.
- Baron B., Bellet V., Chotteau C., et al. 2020. Les filières ovines à la croisée des tensions climatiques, sanitaires et géopolitiques. Économie de l’élevage. Dossier annuel. Ovins. Année 2019. Perspectives 2020. Institut de l’élevage.n° 509, 44 pp.
- de Roincé C., Seegers J. 2020. Le pastoralisme français à l'horizon 2035. Centre d’études et de prospective. Analyse n° 159, 4 pp.