Paysages olfactifs, pollution sensorielle et qualité des habitats

Garrigue méditerranéenne au domaine de Roussières, en Hérault. Dans les milieux terrestres, les paysages olfactifs sont principalement créés par les végétaux. Les émissions de composés organiques volatils par les plantes terrestres ont également un effet important sur les milieux physiques : une partie du CO2 capturé est relargué sous forme de COVs, lesquels contribuent à la formation locale d’ozone et influent également sur la pluviométrie. Photo : Eve Lacassagne
Texte : Michel Renou, directeur de recherche à l' Inrae, Institut d'écologie et des sciences de l'environnement (UMR IEES),

Romain Sordello, UMS Patrimoine naturel OFB-CNRS-MNHN,

Yorick Reyjol, chef de l'équipe « Écosystèmes », UMS Patrimoine naturel OFB-CNRS-MNHN

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 328, mai-juin 2021

Les organismes vivants et la matière organique en décomposition libèrent dans l’atmosphère une grande diversité de composés organiques, appelés BVOCs pour Biogenic Volatile Organic Compounds. Détectés par les êtres vivants (animaux comme végétaux) grâce à des récepteurs olfactifs spécifiques, ils forment de véritables « paysages sensoriels » propres à chaque espèce. Les BVOCs sont impliqués dans les interactions entre individus d’une même espèce ou d’espèces différentes ; ils permettent par exemple à un animal de trouver et reconnaitre un partenaire ou une source de nourriture, ou encore à une plante à fleurs d’attirer les pollinisateurs. Cette communication olfactive est perturbée par les activités anthropiques. Il serait tentant de considérer la perte de signaux olfactifs uniquement comme un effet collatéral négligeable de la dégradation générale des habitats. Ce point de vue est cependant trop anthropocentré, car la communication chimique joue un rôle crucial dans le fonctionnement des écosystèmes.

Les activités humaines modifient les paysages olfactifs

Les industries chimiques, l’industrie du bois et de ses dérivés, l’agriculture, les industries agroalimentaires ou encore le traitement des déchets génèrent beaucoup de composés organiques volatils. Certains sont toxiques, comme les hydrocarbures aromatiques polycycliques qui figurent sur les listes de l’Organisation mondiale de la santé pour leurs effets mutagènes et cancérigènes. D’autres composés sont émis naturellement par les êtres vivants, mais les émissions d’origine d’anthropique augmentent leurs concentrations dans l’air ou l’eau bien au-delà de leurs niveaux naturels. Ces effluents sont qualifiés de « pollution odorante » lorsque leur perception par l’humain est désagréable, ce point de vue anthropocentré traduisant bien le fait que la notion d’odeur est organisme-dépendante.

Les transports, les industries chimiques, la combustion d’énergies fossiles, libèrent dans l’atmosphère des quantités importantes d’oxydes d’azote ou de dioxyde de soufre, qui contribuent à la formation de dérivés réactifs de l’oxygène (ROS). Or, ce type de pollution de l’air peut altérer les habitats, notamment en acidifiant les sols, et affecter directement les organismes vivants en provoquant des pathologies des systèmes cardiovasculaire et respiratoire chez l’humain et les autres vertébrés, ou des nécroses foliaires chez les végétaux, par exemple. Par ailleurs, les ROS participent au changement global : émis dans les zones urbanisées, ils sont rapidement transportés vers les zones moins anthropisées où ils dégradent les BVOCs naturels en des dérivés très réactifs qui contribuent à la formation d’ozone.

Enfin, les plantes ajustent leurs émissions de BVOCs pour se protéger des stress thermiques ou hydriques et envoient des odeurs de détresse en cas d’attaque par un herbivore ou un pathogène. Toute modification de leurs profils odorants sous l’effet des pressions anthropiques est potentiellement une source de perturbation des interactions plante-plante ou plante-herbivore. Il est cependant difficile de mesurer l’impact du changement global sur le paysage olfactif car les plantes ne réagissent pas toutes de la même façon à l’élévation des taux de CO2 et d’ozone, ou de celle des températures et les effets conjoints de ces différents facteurs sur la production de BVOCs ne s’additionnent pas linéairement, mais ils peuvent au contraire être antagonistes.

Une abeille solitaire, l’andrène fauve (Andrena fulva) se nourrissant du nectar d’une euphorbe.

Un changement du paysage olfactif affecte le vivant

Si les données restent malheureusement très fragmentaires, on sait néanmoins que l’exposition chronique à une odeur modifie durablement le comportement des espèces : les émanations de combustion de fuel réduisent ainsi les performances d’apprentissage olfactif chez l’abeille. La pollution olfactive affecte également le développement du système olfactif, allant jusqu’à moduler l’expression des gènes de l’olfaction, par exemple chez les rongeurs.

Dans des environnements naturels complexes où se mélangent phéromones et odeurs de l’habitat en tant que tel, le système olfactif des animaux extrait efficacement les informations qui lui sont utiles : présence d’un partenaire, traces laissées par un prédateur, odeur d’une plante nourricière… Cependant, la concentration de certains BVOCs d’origine anthropique atteint des niveaux tels qu’ils perturbent cette communication. L’arôme d’une fleur est par exemple rapidement modifié en présence de ROS, compromettant sa reconnaissance par les pollinisateurs. L’acide humique, produit par dégradation naturelle de la matière organique, voit ses concentrations fortement augmenter dans les rivières qui reçoivent eaux usées et déchets agricoles, jusqu’à perturber la reconnaissance du partenaire chez certains poissons.

Au-delà du rôle fonctionnel des échanges olfactifs, la capacité des odeurs à interagir avec les circuits de l’émotion est bien connue. Des études ont notamment prouvé que les phéromones d’apaisement atténuent les effets négatifs du confinement et abaissent l’agressivité chez les animaux d’élevage. Même si ces circuits émotionnels n’existent vraisemblablement que chez les vertébrés, les odeurs associées de manière innée à des signaux de danger provoquent des réponses physiologiques couteuses et une réallocation des ressources chez d’autres organismes, comme les arthropodes (phéromone d’alarme) ou les plantes (signaux de stress). L’exposition prolongée à des environnements olfactivement dégradés peut par conséquent s’avérer très perturbante pour le vivant.

Un papillon amaryllis (Pyronia tithonus) sur une inflorescence de menthe. Photo : Michel Renou

Intervenir sur et pour les paysages olfactifs pour préserver les habitats

Préserver les paysages olfactifs naturels fait donc partie intégrante des enjeux de protection de la biodiversité. Toutefois, cela nécessite avant tout de mieux les connaitre. Les physico-chimistes savent mesurer les émissions de BVOCs en conditions contrôlées (pour une seule plante) ou en plein air, par exemple pour faire un bilan des émissions d’une forêt (formation végétale complexe) en fonction de la saison, ou d’un champ (monoculture). Il reste à créer une typologie des paysages odorants fondée sur les classifications des formations végétales ou les référentiels typologiques des habitats naturels. Les écologistes ne disposent malheureusement pas d’outil pour estimer la qualité d’un paysage odorant. Une meilleure évaluation des pollutions olfactives permettrait d’établir des cartes de risques à l’échelle d’un territoire.

Il s’agit également de mettre en œuvre des mesures pour limiter la dégradation des paysages olfactifs. Traiter les effluents pour réduire les émissions de VOCs (dioxines, dérivés furaniques…) coïncide avec les objectifs de protection de l’environnement et de la santé, mais les seuils des effets sensoriels étant souvent plus bas (< 0,1 partie par milliard [ppb] chez les insectes) que la toxicité physiologique, (estimée à des concentrations supérieures à la centaine de ppb pour le dioxyde d’azote ou le dioxyde de soufre) les normes sont à revoir à la baisse. Des aménagements peu coûteux peuvent diminuer l’exposition des zones à protéger. C’est notamment le cas des haies brise-vents, qui limitent les nuisances autour des élevages intensifs en détournant le vent vers les couches plus hautes de l’atmosphère. Les murs anti-bruit ou les voies enfouies dans des tranchées pourraient de même réduire le transfert des polluants vers les espaces « naturels » traversés par de grandes voies de circulation.

Manipuler l’olfaction est une pratique courante de biocontrôle en agriculture. Le « push and pull » permet d’éloigner les herbivores de cultures pour les cantonner sur des plantes « pièges » : des répulsifs mimant les odeurs de prédateurs dissuadent par exemple les cervidés d’abroutir les jeunes arbres. Dans le même ordre d’idée, au Québec, les ouvrages de franchissement (passages à faune) destinés à diminuer le risque de collision avec les véhicules sont parfois rendus attractifs par dépôt de crottes d’élans. À l’inverse, des odeurs répulsives disséminées aux abords de routes non sécurisées en éloignerait la faune sauvage.

En 2007, la France impulsait la politique publique Trame verte et bleue destinée à limiter la perte et la fragmentation des habitats, en visant essentielle- ment les éléments physiques. Depuis, la notion de trame a été élargie à des sources immatérielles de fragmentation. Ainsi, la dégradation des habitats nocturnes et l’effet barrière causés par la lumière artificielle ont motivé l’émergence d’une trame noire. En revanche, la dégradation des paysages olfactifs a été oubliée en dépit de ses impacts, pourtant avérés. Le chantier est vaste et nous encourageons à approfondir ces réflexions pour la préservation d’une trame olfactive à l’échelle des éléments du paysage.

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