Mutualisme : La belle-de-nuit et le sphinx
Dans la nature, les innombrables espèces qui composent la biodiversité tissent entre elles un réseau complexe d’interactions. Au- delà des réseaux trophiques, bien connus, il existe d’autres relations, parfois à bénéfice réciproque, comme celles qui unissent des plantes à fleurs et des insectes pollinisateurs. Elles permettent aux premières d’assurer leur reproduction (production de graines) tandis que les seconds y trouvent une ressource alimentaire (pollen et/ou nectar). Ainsi, les onagres, fleurs connues à la campagne sous le surnom de belles-de- nuit, entretiennent une étroite relation avec de grands papillons, les sphinx, souvent méconnus du fait de leurs mœurs crépusculaires à nocturnes. Partons à la découverte des subtilités de cette interaction pleine de surprises, belle occasion de mieux comprendre comment les fleurs se reproduisent. Texte et photos : Gérard Guillot, professeur retraité de sciences de la vie et de la terre Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 314, janvier-février 2019 Sur les 125 espèces d’onagres (genre Oenothera), toutes originaires des deux Amériques, plusieurs espèces à fleurs jaunes ont été introduites en Europe comme ornementales depuis la fin du XVIe siècle et s’y sont abondamment naturalisées, au point d’être intégrées dans notre flore ; parmi elles, l’onagre de Glaziou (O. glazioviana), très cultivée comme ornementale et répandue dans les friches, sur les grèves et les dunes, nous servira ici de modèle. Difficile de ne pas remarquer cette plante qui dépasse souvent le mètre en hauteur et fascine par ses grosses fleurs opulentes, d’un jaune intense, en forme de grande coupe. La corolle comprend quatre grands pétales, sous-tendus par quatre sépales rougeâtres rabattus ; la fleur se trouve portée sur une « tige » dressée faite d’un long tube creux avec, à sa base, une tache verte, l’ovaire contenant les ovules (les futures graines). Du sommet de l’ovaire émerge un long filament, le style : celui-ci traverse le tube et émerge au cœur de la corolle par une petite ouverture, bien visible quand on regarde la fleur de face. Quatre appendices en croix, les stigmates, se déploient au sommet du style : ils captent les grains de pollen qui iront féconder les ovules en émettant chacun un long tube qui s’insinue dans le style. Tout autour, on trouve huit longues étamines courbées, chargées de pollen. Ouverture flash Cette visite rapide fait d’emblée apparaître deux originalités intrigantes. L’entrée du tube qui se prolonge sous la fleur se repère bien de face avec le style au centre : c’est là que s’accumule le nectar élaboré par des glandes situées au sommet de l’ovaire au fond du tube. Ainsi, tout visiteur intéressé par ce nectar devra aller le chercher au fond de ce puits à l’entrée étroite, en passant près de la croix des stigmates déployés en avant. Les étamines ouvertes libèrent un étrange mélange : de longs chapelets gluants, parsemés de grains de pollen, pendent des anthères (la partie terminale qui produit le pollen). Le microscope révèle des filaments fins et souples unissant les grains de pollen comme une toile d’araignée : ce sont des fils de viscine, une substance collante que l’on retrouve dans les baies du gui. La seconde originalité concerne la floraison proprement dite qui s’étale de juin à septembre. Chaque soir, deux à trois fleurs en boutons au sommet des longues inflorescences éclosent selon un scénario unique, observable avec un peu de patience. Les fleurs en bouton sont enveloppées par le long calice rougeâtre dont les sépales se trouvent unis par un dispositif de type « fermeture éclair ». Au moment où le crépuscule commence à poindre, le bouton se gonfle à vue d’œil ; les sépales résistent d’abord à la pression puis, en moins de trente minutes, cèdent brutalement, libérant les pétales chiffonnés qui se déploient rapidement ! Toute la nuit, la fleur reste ainsi largement ouverte, offerte aux visiteurs, et répand un doux parfum de fleur d’oranger. Soit elle fane dès le lendemain, soit elle passe encore un jour et une nuit puis fane définitivement. De si belles fleurs aussi grandes pour une courte nuit ! Diversité des onagres Au moins 21 espèces naturalisées peuvent s’observer en France ; beaucoup sont rares ou très localisées et leur identification requiert de bonnes compétences botaniques. Outre l’onagre de Glaziou (O. glazioviana) et l’onagre bisannuelle (O. biennis), on peut mentionner l’onagre stricte (O. stricta) qui se répand depuis le Sud-Ouest ou l’onagre à petites fleurs (O. parviflora). Par ailleurs, diverses espèces sont largement cultivées comme ornementales et de plus utilisées dans les bordures des espaces verts urbains du fait, notamment, de leur résistance relative à la sécheresse. Outre l’onagre rose, deux d’entre elles dominent : l’onagre du Missouri (O. macrocarpa), une vivace basse aux énormes fleurs jaunes très ouvertes, virant à l’orangé, et qui produit d’étranges fruits secs dotés de larges ailes et le gaura (O. lindhiemeri) aux belles fleurs blanches étoilées, très florifère et très visité par une foule d’insectes butineurs. Ce dernier, souvent planté en masse en ville, commence d’ailleurs à se naturaliser à proximité et même le long des rivières, ses fruits étant emportés par les eaux pluviales jusqu’aux rivières. L’histoire mouvementée des onagres est donc loin d’être terminée ! Les seigneurs du crépuscule S’il vous reste encore du temps et de la patience, après avoir admiré l’éclosion de la belle, par une chaude soirée d’été, peut-être aurez-vous la chance d’observer ses visiteurs nocturnes : des sphinx. Ces grands papillons de nuit (de 3 à 13 cm d’envergure en France) se reconnaissent à leur corps trapu et épais, très velu, à leur ailes étroites et allongées et surtout à leur façon de voler : ils se déplacent d’un vol très rapide et puissant et viennent se positionner devant des fleurs en vol stationnaire, à la manière des colibris, pendant quelques secondes, juste le temps de déployer leur très longue trompe enroulée et de la plonger au cœur de la fleur pour y puiser […]
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