Les réseaux écologiques : Aider la biodiversité à s’adapter au changement climatique
Texte : Romain Sordello, chef de projet, UMS PatriNat Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 311, juillet-août 2018
Depuis 2007, le ministère chargé de l’Écologie pilote une politique publique, la Trame verte et bleue (TVB), destinée à réduire la disparition et la fragmentation des habitats. Celle-ci inscrit la France dans la dynamique internationale et européenne autour des réseaux écologiques. Ces ensembles de milieux naturels maillés par des corridors favorisent les déplacements des espèces et le fonctionnement des écosystèmes. Leur préservation et leur restauration répondent aux différentes sources de fragmentation anthropique que sont les infrastructures de trans- port, l’urbanisation et ses effets connexes, les ruptures de la continuité aquatique ou encore les transformations liées à l’intensification de l’agriculture. De nos jours, à ces menaces déjà multiples, s’ajoute un autre changement, dû lui aussi aux activités humaines, qui touche le climat sur Terre et soulève de fortes inquiétudes sur l’avenir de nos sociétés et de la biodiversité. De nombreuses questions se posent sur les liens entre changement climatique et réseaux écologiques.
La météo est l’affaire de temps court, le climat de temps long
Les paramètres environnementaux, tels que la température ou les précipitations, influencent fortement les êtres vivants, qui y ont développé une multitude de réponses au cours de l’évolution. Chez la faune, certains organismes gardent une température corporelle constante toute l’année (homéothermes) grâce à leur métabolisme, tandis que d’autres passent l’hiver au ralenti (invertébrés, amphi- biens, chauves-souris, etc.). Chez la flore aussi plusieurs stratégies existent pour passer la « mauvaise saison », que Raunkiaer a décrites en 1904 dans une typologie basée sur la position des bourgeons pendant l’hiver (dans le sol, sous la neige, etc.).
Qu’il s’agisse des températures ou des précipitations (mais aussi de l’ensoleillement, de l’humidité, du vent…), ces paramètres caractérisent aussi bien la météorologie que le climat. Ce qui différencie la météo du climat est essentiellement les échelles de temps et d’espace considérées. La météorologie se constate principalement locale- ment et sur un temps court. Elle conditionne ainsi les déplacements routiniers ou saisonniers des espèces. Par exemple, l’enneigement peut réduire les facultés de locomotion de certains animaux, et des perturbations météorologiques importantes ou répétées entraînent des déplacements brutaux.
Le climat, quant à lui, se constate à l’échelle du temps long et sur des superficies étendues. De ce fait, il détermine surtout les aires de répartition des organismes. C’est ainsi que les zones climatiques peuvent peu ou prou être superposées aux aires biogéographiques. En France métropolitaine, on recense cinq grandes zones bioclimatiques : continentale, océanique, continentale intermédiaire, méditerranéenne et montagnarde. Au sein d’une même zone on peut constater des « poches » locales de microclimat différent, liées à la topographie par exemple. Ainsi, il est possible de trouver en altitude des crêtes ventées avec une végétation plutôt thermophile (appréciant des conditions sèches et chaudes), alors que le contexte climatique est globalement froid.
Les variations naturelles du climat
Bien que stable à large échelle, le climat varie de manière cyclique sur des échelles de temps très longues, sous l’effet de paramètres astronomiques (tels que l’inclinaison de la Terre). En conséquence, la surface du globe a connu de nombreuses alternances de périodes glaciaires (froides) et interglaciaires (plus chaudes) au cours des temps géologiques. En fonction de leur affinité climatique, les aires de répartition des espèces se rétractent ou s’épandent en période glaciaire et inversement en période interglaciaire. On peut ainsi identifier des zones refuges « thermophiles » ou « cryophiles » (froides) récurrentes. Par exemple, le sud de l’Europe – et notamment les péninsules ibérique, balkanique et italienne – a joué un rôle de refuge pour le lézard ocellé (Timon lepidus), qui aime les climats arides [1]. A contrario, les massifs montagneux et le nord de l’Europe constituent des zones refuges pour la chouette de Tengmalm (Aegolius funereus), qui aime les climats froids [2].
Depuis un peu plus de 10 000 ans (époque de l’Holocène), la Terre est dans une période interglaciaire, c’est-à-dire naturellement plutôt chaude. Cela explique la répartition et la dynamique de certaines espèces actuelles, abstraction faite des facteurs anthropiques survenus depuis. Par exemple, la chouette de Tengmalm est considérée aujourd’hui comme une relique dans les forêts d’Europe : alors qu’elle y était vraisemblablement très répandue pendant la dernière période glaciaire, elle s’est rétractée en altitude durant la transition vers la période interglaciaire actuelle (appelée le Tardiglaciaire). Sa répartition contemporaine est donc naturellement très fragmentaire en Europe de l’Ouest, où les températures sont aujourd’hui plus élevées.
L’humain provoque une variation très rapide du climat
De nos jours, nos activités et nos modes de vie font varier le climat de la planète, notamment par les gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère. Alors que la Terre est déjà dans une période interglaciaire, l’humain provoque un réchauffement additionnel substantiel. Un accroissement de la fréquence et de l’intensité des événements climatiques extrêmes (tempêtes, ouragans, canicules, etc.) est également constaté, y compris en France [3]. Les conséquences sur la biodiversité sont déjà visibles. On observe notamment un ajustement spatial. Les aires de répartition évoluent en latitude et en altitude comme si elles « suivaient » le climat, ainsi que du littoral vers l’intérieur des terres du fait de la montée des eaux. Des changements d’aire de distribution sont déjà notables chez tous les groupes de vertébrés, les insectes et la flore. Une étude récente portant sur 302 sommets de différents massifs d’Europe (Alpes, Pyrénées, Carpates, etc.) a montré sur 87 % d’entre eux un déplacement des espèces végétales en altitude directement expliqué par la hausse des températures, et il s’accélère fortement depuis 2007 [4].
Si dans le principe la biodiversité répond de la même manière que lors des variations géologiques du climat, la rapidité du changement climatique contemporain est en revanche très problématique. Les pressions anthropiques forcent les espèces à s’adapter en quelques décennies à peine, alors que les changements à l’échelle des temps géologiques se déroulaient sur des milliers d’années. Cela provoque alors un effet retard : l’adaptation spatiale n’est pas assez rapide pour suivre l’évolution du climat. C’est en particulier le cas chez les espèces les moins mobiles. Celles dites « spécialistes » (qui ont des exigences écologiques fortes, par exemple qui ne peuvent vivre que dans un seul type de milieu) sont elles aussi défavorisées dans la mesure où la probabilité qu’elles trouvent un habitat de substitution favorable est réduite par rapport aux espèces dites « généralistes ». En ce sens, le changement climatique agit actuellement comme un filtre de sélection.
Enfin, l’état des populations, indépendamment du changement climatique, est déterminant. Les espèces dont les populations sont déjà réduites ou fragmentées (à la suite d’activités humaines) pourront difficilement s’adapter. La survenue d’événements climatiques extrêmes pourrait alors leur être fatale.
Du fait de cette hétérogénéité de réponses, il faut s’attendre à une recomposition des communautés biologiques plus qu’à une translation des écosystèmes que l’on connaît aujourd’hui. Des désynchronisations dans l’ajustement spatial des espèces auront lieu et des extinctions en cascade sont alors prévisibles (par exemple si une plante a réussi à migrer mais pas son insecte pollinisateur). Des inadéquations entre les espèces qui désormais se côtoieront sont possibles, ce qui induira sûrement une diminution des services rendus par les écosystèmes. Dans le même temps de nouvelles compatibilités inconnues jusqu’ici pourraient aussi apparaître. Il reste donc difficile d’anticiper les futurs écosystèmes que le changement climatique produira, mais il est fort probable que le processus de simplification auquel on assiste déjà aujourd’hui sous l’effet des autres pressions humaines (comme l’urbanisation) soit accentué, c’est-à- dire que l’on aboutisse à des milieux moins diversifiés et composés surtout d’espèces généralistes.
Les réseaux écologiques comme réponse au changement climatique
Les réseaux écologiques, associant corridors et réservoirs de biodiversité, sont présentés dans la littérature scientifique comme l’une des mesures majeures pour répondre au changement climatique dans le domaine de la conservation de la biodiversité ; et les institutions européennes et françaises préconisent désormais de les mettre en place. Les corridors constituent des supports pour l’ajustement spatial des espèces. Ils permettent aussi le brassage génétique, ce qui augmente les potentialités de résistance et de résilience de la biodiversité. Les réservoirs (dont les aires protégées) constituent des refuges pour les étapes de l’adaptation spatiale. Leur caractère fixe, mis en regard des modifications des répartitions attendues, a été à l’origine de critiques sur leur rôle. Pourtant, plusieurs études montrent que, prises à l’échelle de leur réseau, elles permettent de limiter les pressions (rôle tampon) subies par les espèces qu’elles abritent. Dans le « pire » des cas, elles restent des zones stratégiques accueillant de nouvelles espèces, même si celles-ci sont différentes de celles qui ont prévalu à leur désignation. En parallèle, les éléments constituant les réseaux écologiques participent aussi, de fait, à la réduction du changement climatique : les forêts des réservoirs et des corridors boisés contribuent au stockage du carbone. Par ailleurs, les infrastructures « vertes » peuvent aussi jouer un rôle dans l’atténuation des effets du changement climatique sur les sociétés humaines. Par exemple une trame de milieux humides permettra d’assurer un soutien à l’étiage des cours d’eau pendant les périodes de sècheresse. Ces « solutions fondées sur la nature » se révèlent ainsi plus efficaces et moins couteuses que des infrastructures « grises ».
Comment identifier un réseau écologique en intégrant le changement climatique ?
La préservation et la restauration des réseaux écologiques constituent déjà une réponse contre le changement climatique. Toutefois, il existe différentes méthodes pour intégrer plus spécifiquement le changement climatique dans leur identification.
Utiliser les voies de colonisation passées
Les voies empruntées par la biodiversité lors des transitions entre les périodes glaciaires et interglaciaires sont fortement influencées par la topographie, qui crée à la fois des barrières et des axes naturels de passage. Par exemple, le couloir rhodanien a joué un rôle majeur en France dans la recolonisation du nord de la France et de l’Europe par les espèces qui s’étaient réfugiées dans les péninsules du Sud. Il est fort probable que ces voies soient égale- ment empruntées dans le cadre du changement climatique actuel. Une première approche peut donc consister à les identifier et à les préserver. Il est important d’éviter que les pressions humaines (notamment la fragmentation des habitats) ne les dégradent – d’autant qu’elles sont fréquemment des voies de communication humaine, comme l’est le couloir rhodanien par exemple. Cette approche a sous-tendu l’identification de continuités écologiques d’importance nationale au sein des orientations nationales de la TVB.
Des connaissances et des incertitudes
Beaucoup de connaissances nouvelles concernant les impacts du changement climatique sur la biodiversité ont été accumulées au cours des dix dernières années. Malgré ces avancées, des lacunes persistent, par exemple pour certains compartiments de la biodiversité (comme la faune du sol) ou pour certains milieux (le littoral par exemple). De plus, dans la majorité des études, seul le nombre d’espèces est considéré, ce qui n’est pas l’indice le plus pertinent pour les stratégies de conservation. La connaissance est plus faible également à l’échelle des écosystèmes et des communautés (fonctionnement, interactions, effets de seuil liés aux événements climatiques extrêmes…). Aussi, les capacités de microévolution sont encore méconnues et donc probablement sous-estimées. Notamment, le patrimoine génétique des espèces qui possèdent des temps de génération courts est susceptible de pouvoir évoluer plus rapidement, et donc de permettre leur résistance au réchauffement climatique sans avoir à s’ajuster spatialement. Un très grand nombre d’incertitudes existe également du fait de l’usage des modélisations pour prévoir les redéfinitions d’aires de répartition. Selon les modèles employés ou les données utilisées, leurs conclusions peuvent varier de manière importante. Enfin, les approches sont souvent centrées sur le seul changement climatique. Or, il semble nécessaire de privilégier des démarches multifactorielles car celui-ci doit être considéré comme un facteur additionnel aux autres menaces qui pèsent déjà sur la biodiversité et qui peuvent avoir des effets immédiats plus forts.
Orienter corridors et zones climatiques
Afin de permettre à la biodiversité de s’adapter spatialement, une autre approche préconisée par la littérature scientifique est d’identifier des corridors perpendiculaires aux zones climatiques [5]. Ces zones se décalant progressivement sous l’effet du changement climatique, c’est en effet sur leurs frontières que se focalisent les principaux besoins de mobilité de la biodiversité. Avec cette approche, deux types de corridors cohabitent : « pour le présent », basés sur la liaison de milieux cohérents actuellement (démarche habituelle), et « pour le futur », basés sur le déplacement modélisé du climat (démarche nouvelle).
Améliorer la représentation des réseaux d’aires protégées
Malgré leur efficacité, les réseaux d’aires protégées, qui constituent le cœur des réseaux écologiques, doivent être complétés pour conserver une représentativité minimale de la biodiversité dans la perspective du changement climatique. Les études menées en ce sens reposent sur une modélisation des changements attendus des distributions d’espèces afin d’évaluer d’abord la pertinence du réseau existant et d’identifier ensuite les zones prioritaires pour le compléter. Une évaluation de ce type (incluant aussi des zonages tels que Natura 2000) devrait être réalisée en France. Elle permettrait d’orienter beaucoup plus efficace- ment les mesures à mettre en œuvre (nouvelles aires protégées à désigner, translocations manuelles à envisager, etc.).
La migration assistée
Dans certains cas, les réseaux écologiques, même bien identifiés et bien préservés, ne résoudront pas tous les problèmes, notamment pour les espèces très peu mobiles ou se trouvant déjà dans un état de conservation précaire. La translocation manuelle d’espèces (appelée aussi « migration assistée ») est alors proposée comme un ultime recours pour des populations condamnées. Elle consiste à déplacer manuellement des individus pour créer de nouvelles populations ou renforcer des populations existantes, là où le climat va devenir favorable. Cette approche soulève néanmoins des questions éthiques et donc sociétales (manipulation d’espèces, interventionnisme…). Elle ne fait pas non plus l’unanimité au sein de la communauté scientifique au regard de sa réussite incertaine.
Les continuités cartographiées
En 2010, le Muséum national d’Histoire naturelle a identifié des continuités écologiques d’importance nationale à prendre en compte par les régions dans le cadre de la TVB. Deux cartes ont été produites pour les milieux ouverts en croisant la répartition d’espèces végétales avec l’occupation du sol contemporaine. La méthodologie a été appliquée pour des espèces de climat chaud/sec (thermophiles) et pour des espèces de climat frais/froid (cryophiles) pour tenir compte des deux logiques différentes d’adaptation (ajustement latitudinal Sud/Nord pour les espèces thermophiles, connexions inter massifs et ajustement altitudinal pour les espèces cryophiles).
Perspectives
La connaissance sur les impacts du changement climatique et la théorie pour y faire face se sont développées ces dernières années. Mais qu’en est-il de la mise en pratique ? Dans le cadre du centre de ressources TVB, un bilan a été effectué pour vérifier la prise en compte du changement climatique dans les Schémas régionaux de cohérence écologique (SRCE, schémas d’application de la TVB à l’échelle régionale, co-élaborés par l’État et les Conseils régionaux de 2010 à 2015). Ce bilan montre que les acteurs régionaux ont pleinement conscience des enjeux liés au changement climatique et que la TVB est véritablement perçue comme un levier pour y répondre.
Cette problématique est donc bien exposée dans les diagnostics des SRCE. Les plans d’action stratégique des SRCE y font référence aussi, sous la forme d’actions d’acquisition de connaissance ou de mesures de gestion des milieux naturels (ex : préconisations pour le choix des essences sylvicoles ou pour la maîtrise du trait de côte). En revanche, peu de régions ont intégré le changement climatique dans l’identification même de leur réseau écologique, à part quelques initiatives (par exemple dans le choix des sous-trames ou des espèces cibles). Ce bilan souligne ainsi le chemin qu’il reste à parcourir pour passer désormais de la théorie à la pratique dans l’optimisation des réseaux écologiques face au changement climatique. Les futurs schémas régionaux intégrateurs, qui traiteront à la fois du climat et de la biodiversité au lieu de deux plans séparés, permettront peut-être d’améliorer la prise en compte mutuelle de ces deux thématiques. Dans la même optique, la Commission européenne vient d’accepter le financement d’un projet Life, piloté par Réserves naturelles de France, qui vise à intégrer les enjeux climatiques dans la gestion des réserves naturelles et plus largement celles des espaces naturels protégés.
Pour en savoir plus
• Sordello R., Herard K., Coste S., Conruyt-Rogeon G. & Touroult J. 2014. Le changement climatique et les réseaux écologiques. Point sur la connaissance et pistes de développement. MHNH. 178 pages.
• Sordello R. 2015. Première capitalisation méthodologique sur les Schéma régionaux de cohérence écologique adoptés ou en projet. Changement climatique. Centre de ressources Trame verte et bleue. 36 pages.
Références
- Thirion J.M. & Doré F. 2011. Plan National d’Actions, Lézard ocellé Timon lepidus (2012-2016). Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement du Poitou-Charentes. 138 pages.
- Mebs T. & Scherzinger W. 2006. Encyclopédie des rapaces nocturnes. Éditions Broché. 400 pages.
- Ouzeau G., Déqué M., Jouini M., Planton S., Vautard R. 2014. Scénarios régionalisés – édition 2014 – pour la métropole et les régions d’outre-mer. Rapport ONERC, Volume 4. Sous la direction de Jean Jouzel. 62 pages.
- Steinbauer M.J. et al. 2018. Accelerated increase in plant species richness on mountain summits is linked to warming. Nature 556, p. 231-234.
- Nunez T.A., Lawler J.J., McRae B.H., Pierce D.J., Krosby M.B., Kavanagh D.M., Singleton P.H., Tewksbury J.J. 2013. Connectivity planning to address climate change. Conservation biology. Vol. 27, nº 2, p. 407-416.