Les libellules, particulièrement mobiles autour des mares
Texte et schéma : Aurélie Husté et Marceau Minot, Normandie Univ, UniRouen, Inrae, Écodiv, Rouen, France Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 327, janvier-février 2021
Les mares hébergent une biodiversité considérable par rapport aux autres masses d’eau douce telles que les fleuves, les lacs ou les rivières. [1] En effet, ces petits plans d’eau présentent un large panel de végétation qui sert d’habitat à de nombreuses espèces, dont la totalité ou une partie du cycle de développement est aquatique. [2] Ainsi, chez les amphibiens mais aussi chez les libellules, les éphémères et bien d’autres insectes, la phase larvaire est aquatique tandis que les adultes ont un stade de vie terrestre leur permettant de se déplacer entre les plans d’eaux. Pour beaucoup d’espèces, la dispersion des individus est indispensable pour maintenir durablement les populations : elle leur permet par exemple de trouver des habitats adaptés à la reproduction, de coloniser de nouveaux sites ou de recoloniser des habitats après une perturbation.
Toutes les mares ne présentent pas les mêmes caractéristiques (leur taille, la structure de la végétation ou encore le contexte paysager varient) et l’abondance de ces plans d’eau permet une grande complémentarité à l’échelle du paysage. [3] Or, au cours du siècle dernier, les changements de pratiques agricoles, les travaux de drainage et l’étalement des zones urbaines ont conduit à la disparition d’environ 50 % des mares en Europe 4 et jusqu’à 90 % dans certaines régions comme la Normandie. [4] Une diminution du nombre de points d’eau peut causer localement une perte de connectivité et isoler certaines populations du reste du réseau de mares. Cet isolement spatial peut entraîner une plus grande vulnérabilité des populations en cas de perturbation (comme une pollution ou une sécheresse) et augmenter a posteriori leur risque d’extinction à la suite d’une diminution des effectifs et/ou d’un appauvrissement génétique. [5] Dans le cadre de la Trame verte et bleue (TVB), une mesure issue du Grenelle de l’environnement tenu en 2007, et pour enrayer le déclin de la biodiversité, de nombreuses mares sont créées ou restaurées afin de maintenir la connectivité au sein des réseaux.
La vie terrestre : autour des mares
Dans le cadre d’une étude sur la connectivité des mares en Normandie [6], des anax empereurs (Anax imperator) ont été équipés avec des radio-émetteurs qui diffusent un signal unique et permettent de retrouver les individus à plusieurs centaines de mètres à l’aide d’une antenne portable. Cette méthode de télémétrie a été utilisée pour suivre les déplacements des libellules, qui étaient jusqu’alors peu connus dans les habitats terrestres aux alentours des mares. L’étude a permis de montrer que les femelles avaient un plus grand domaine vital que les mâles ; cette différence étant probablement due au comportement territorial des mâles, qui les incite à rester à proximité des plans d’eau. Il a également été montré que les libellules étaient plus actives pour se reproduire autour des mares quand la température de l’air ambiant dépasse 20 °C. À l’inverse, lorsque les conditions météorologiques sont moins favorables, les individus (particulière- ment les femelles, pour une raison qui reste à étudier), vont préférentiellement se cacher dans les arbres plutôt que dans les autres habitats ouverts (champs cultivés, prairies). Ainsi, préserver de grands arbres à proximité des mares semble être une action efficace permettant d’offrir des abris aux libellules contre la pluie et le vent, mais aussi probablement des prédateurs auxquels elles doivent faire face dans les mares, tels que les oiseaux ou les amphibiens.
Qu’est-ce qu’une libellule ?
Les libellules sont des insectes de l’ordre des odonates comprenant plus de 6 000 espèces dans le monde [7], dont une centaine en France métropolitaine. Elles sont divisées en trois sous-ordres dont deux sont présents en France : les demoiselles (zygoptères), fines et frêles, et les libellules « vraies » (anisoptères), trapues et robustes. En France, les larves de libellules se développent dans l’eau pendant plusieurs mois puis émergent généralement pendant le printemps ou l’été pour une vie adulte de quelques semaines. Ces insectes charismatiques et facilement reconnaissables sont également de bons indicateurs de l’abondance des autres populations d’insectes dont elles se nourrissent.
La dispersion : entre les mares
La méthode de radio-télémétrie couplée au marquage alaire (c’est à dire un code inscrit au vernis à ongles sur chaque aile) des individus a aussi permis d’étudier les déplacements des individus entre plusieurs mares d’un réseau et ainsi, d’évaluer la fréquence de leurs déplacements dans le paysage et leur capacité de dispersion. Il a notamment été montré que l’Anax empereur pouvait se déplacer quotidiennement entre des mares distantes d’environ 500 m. Des déplacements sur de plus grandes distances ont également été reportés, mais ils sont plus difficiles à observer car ces déplacements sont imprévisibles et parfois trop rapides pour être suivis avec des récepteurs depuis le sol.
Enfin, une autre étude (en cours de publication) a suivi la colonisation par les libellules de mares nouvellement créées ou restaurées. Pour cela, des inventaires des larves d’odonates ont été réalisés dans 20 mares normandes durant deux ou trois années après les travaux. Le contexte paysager (ex : agricole, forestier, périurbain) et la connectivité avec les mares aux alentours ont également été considérés. Il en est ressorti que l’essentiel des espèces colonisent une mare dans la première année suivant sa création ou sa restauration. En revanche, peu de nouvelles espèces arrivent au cours des années suivantes. Les odonates ont donc de bonnes capacités de dispersion et peuvent coloniser des mares distantes jusqu’à deux kilomètres. Cependant, il a aussi été montré que d’une manière générale, l’abondance des zygoptères dans une mare diminue quand la distance qui la sépare des autres plans d’eau augmente. Cette différence n’a pas été observée pour les anisoptères qui, en raison de leur taille plus importante, possèdent probablement de meilleures capacités de dispersion.
Vers des modèles de fonctionnement des réseaux de mares
L’ensemble de ces travaux a permis d’acquérir des informations importantes sur les déplacements des odonates et leur utilisation des habitats aux alentours des mares, qui permettront de fournir des recommandations aux gestionnaires des mares (collectivités territoriales, agences de l’eau…). Des travaux sont toujours en cours, notamment sur l’élaboration de modèles mathématiques permettant de simuler la connectivité au sein d’un réseau de mares en tenant compte de la distance entre ces dernières, de la matrice paysagère et des différentes informations recueillies sur les capacités de dispersion des odonates et leurs préférences en termes d’habitats. Ces modèles permettront notamment d’évaluer l’impact de la création ou de la disparition d’une mare sur la connectivité du réseau considéré.
Références
- Biggs J., von Fumetti S., Kelly-Quinn M. 2017. The importance of small waterbodies for biodiversity and ecosystem services: implications for policy makers. Hydrobiologia 793, p. 3-39.
- Brönmark C., Hansson L.A. 2005. The biology of lakes and ponds. Oxford University Press. 368 pp.
- Martinez-Sanz C., Fernandez-Alaez C., Garcia-Criado F. 2012. Richness of littoral macroinvertebrate communities in mountain ponds from NW Spain: what factors does it depend on. Journal of Limnology 71, p. 154-163.
- Chaïb J. 1998. Nos mares, hier, aujourd’hui et demain. Agence régionale de l’environnement de Haute-Normandie. 4 pp.
- Fagan W.F., Holmes E.E. 2006. Quantifying the extinction vortex. Ecology Letters 9, p. 51-60.
- Minot M., Besnard A., Husté A. 2020. Habitat use and movements of a large dragonfly (Odonata: Anax imperator) in a pond network. Freshwater Biology 66, p. 241-255.
- Sánchez-Herrera M., Ware J.L. 2012. Biogeography of Dragonflies and Damselflies: Highly Mobile Predators. Global Advances in Biogeography, IntechOpen.