Les gobies : Des poissons envahisseurs dans le Rhin

Gobie de Kessler adulte (13 cm). La position du poisson montre la « ventouse » ventrale formée par la fusion des deux nageoires pelviennes, et la position typique des nageoires pectorales, en éventail. Photo : Olivier Schlumberger

Les invasions d’organismes exotiques sont perçues à la fois comme la cause et la conséquence de la dégradation des milieux d’eau douce. Le Rhin, intensivement utilisé comme voie de navigation fluviale vers l’Europe centrale, a permis la progression de nombreuses espèces aquatiques. C’est par ces voies que sont arrivés des gobies, poissons qui suscitent une attention particulière en raison de leur surabondance actuelle et de leur comportement au sein de sites en cours de restauration et des réserves naturelles le long du Rhin franco-allemand. Les études que nous réalisons permettent de mieux connaître le cycle de vie et l’écologie de ces espèces et d’évaluer plus précisément leur impact potentiel. Texte : Olivier Schlumberger, enseignant-chercheur en écologie piscicole, Cybill Staentzel, doctorante, Jean-Nicolas Beisel, professeur d’hydro-écologie, École nationale du génie de l’eau et de l’environnement de Strasbourg (ENGEES) & Laboratoire image ville environnement (LIVE) Photos : Olivier Schlumberger Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 308, janvier-février 2018 Les poissons de la famille des gobiidés étaient jusqu’à présent surtout connus pour leurs représentants en milieu marin et dans les eaux côtières saumâtres. Il s’agit de la famille de poissons la plus diversifiée dans le monde avec près de 1 800 espèces connues. Du littoral de la mer Baltique jusqu’à la façade atlantique et le long du littoral méditerranéen, on trouve le gobie tacheté (Potamoschistus microps) et le gobie buhotte (Potamoschistus minutus), tous deux menacés à l’échelle européenne . Des gobies d’eau douce sont observés depuis seulement une dizaine d’années dans les eaux intérieures d’Europe occidentale. Originaires de la région ponto-caspienne (de la mer Noire à la mer Caspienne), ils ont colonisé progressivement toutes les voies navigables d’Europe centrale et occidentale jusqu’à arriver en France par le Rhin et la Moselle (ouverture du canal Rhin-Main-Danube en 1992). Le mode de dispersion de ces poissons, mauvais nageurs, se fait par transport passif des pontes et des juvéniles par les navires et leurs eaux de ballast. Cela explique que la colonisation du milieu se fasse surtout de manière saltatoire, de port à port, suivie d’une diffusion locale.Le gobie demi-lune est observé depuis 2007 dans le secteur du Rhin franco-allemand ; puis, à partir de 2010, on a signalé le gobie de Kessler, et enfin, en 2011, le gobie à tache noire. Ce dernier est aujourd’hui l’espèce prédominante dans ce secteur. L’ampleur sans précédent de la colonisation apparaît dans les résultats de pêches de contrôle réalisées à 12 ans d’intervalle pour la Commission internationale pour la protection du Rhin (CIPR). En effet, en 2000, plus de la moitié des captures était composée de gardons (Rutilus rutilus), d’ablettes (Alburnus alburnus), de chevaines (Squalius cephalus) et d’anguilles (Anguilla anguilla) en l’absence de tout gobie. En 2011-2012, les gobies à tache noire et les gobies de Kessler constituaient la moitié du nombre de poissons récupérés. Il s’est donc produit une profonde transformation du peuplement piscicole sur une courte période. En Alsace, les gobies colonisent progressivement des cours d’eau affluents du Rhin ainsi que les canaux connectés au Rhin autour de Strasbourg, de Colmar, et de Mulhouse. Quatre espèces de gobies d’eau douce dans le Rhin Les gobies présentent un corps cylindrique recouvert d’écailles et une tête volumineuse avec les yeux situés vers le dessus. Ils ont deux nageoires dorsales, la seconde plus longue que la première. Les nageoires pectorales très développées sont en forme d’éventail. Les nageoires pelviennes sont fusionnées et forment ventralement une « ventouse », ou disque pelvien caractéristique de la famille. N’ayant pas de vessie gazeuse favorisant la flottabilité, ils ont un comportement benthophile (restant à proximité du fond) et nagent sur de courtes distances. Leur pigmentation peut varier suivant les sites, la luminosité, la coloration générale du substrat. Dans le bassin du Rhin, on en trouve quatre espèces. Le gobie demi-lune (Proterorhinus semilunaris) présente un corps gris avec des bandes plus sombres, verticales ou obliques, sur les flancs. Sa bouche, à l’ouverture inclinée vers le bas, est surmontée de deux narines permettant l’entrée d’eau vers des capteurs sensoriels. Le gobie de Kessler (Ponticola kessleri) est plus massif que les autres espèces. L’ouverture de sa bouche est orientée vers le haut. Ses nageoires pectorales sont barrées verticalement de gris et jaune pâle. Le gobie à tache noire (Neogobius melanostomus) se caractérise par une tache noire bien visible sur la première nageoire dorsale. L’ouverture de la bouche est orientée vers le bas. Le gobie fluviatile (Neogobius fluviatilis), de petite taille, avec lui aussi une bouche orientée vers le bas, présente généralement des reflets bleutés sur les flancs. Il n’est pas signalé dans le Rhin franco-allemand et n’est signalé en France que sur le bassin de la Moselle. Cette espèce ne sera pas discutée dans cet article. Des poissons résistants et opportunistes Le gobie à tache noire et le gobie de Kessler sont considérés comme des espèces particulièrement tolérantes à la pollution (turbidité, sous-oxygénation). Le champ des habitats possibles est vaste, et surtout déterminé par la présence d’abris et de caches dans le milieu. Ils supportent une large gamme de températures (de 3-4 °C jusqu’à plus de 25 °C). Leurs populations, même peu de temps après les premières observations, peuvent atteindre localement des densités élevées de l’ordre de 10 individus/m2 . Ces deux espèces ont un comportement territorial assez agressif tant vis-à-vis de leurs congénères que des poissons indigènes. Les chabots (Cottus spp.) qui occupent le même type d’habitats que les gobies (abris sous gros galets et blocs) sont particulièrement vulnérables face à ces espèces exotiques ; nous en avons cependant observé en sympatrie dans les secteurs du Rhin que nous suivons. Les gobies ont une alimentation très diversifiée et opportuniste. Le régime des adultes comprend une part importante de proies animales capturées sur le fond ou à proximité (régime benthophage à tendance carnivore). Nos premiers résultats n’ont pas pu confirmer une prédation sur des œufs ou des alevins de poissons. Toutefois, une fraction de la population des gobies à tache noire, juvéniles et adultes, a un régime partiellement piscivore aux dépens de leurs congénères, ce qui n’avait jamais été signalé. Le gobie de Kessler est le seul à consommer régulièrement des poissons (cyprinidés, gobies) en plus des invertébrés. Nous avons par exemple retrouvé dans le tube digestif d’un individu trois gobies à divers stades de digestion. Contrairement à ce qui se produit chez d’autres espèces, les basses températures (eau à 4 °C) ne ralentissent pas la recherche de nourriture. Un comportement reproducteur redoutablement efficace Comme les chabots, les gobies pondent […]

Accès restreint

Ce contenu est réservé aux abonnés du magazine Courrier de la Nature

S'abonner au magazine  Se connecter

Contenus liés

Abonné
  • Dossier
Déc 2022

Qu’est-ce qu’une antilope ? Une même appellation pour une diversité d’espèces