Les extinctions entraîneront une réorganisation globale du rôle des espèces dans le fonctionnement des écosystèmes
Texte : Sébastien Brosse, professeur à l'université Paul Sabatier de Toulouse, laboratoire Évolution et diversité biologique (UMR 5174 UPS, CNRS, IRD), Aurèle Toussaint, Institute of Ecology and Earth Sciences, Université de Tartu, Estonie Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 328, mai-juin 2021
Quels changements les extinctions d’espèces à venir entraîneront-elles dans le fonctionnement des écosystèmes ? Une étude récente [1] tente de répondre à cette vaste question en définissant les fonctions écologiques supportées par plus de 75 000 espèces de plantes, de mammifères, d’oiseaux, de reptiles, d’amphibiens et de poissons d’eau douce sur l’ensemble du globe.
Des espèces redondantes et d’autres au rôle unique
La notion de biodiversité est souvent comprise comme désignant le nombre et la diversité des espèces présentes dans un écosystème, une région ou à l’échelle du globe. Ce terme traduit également la diversité des formes du vivant et des modes de vie des organismes (tels que les modes d’alimentation, de reproduction, de locomotion), qui définissent les caractéristiques fonctionnelles (ou « traits fonctionnels ») de chaque espèce (telles que la taille, la longévité ou la fécondité). Ces caractéristiques conditionnent le rôle écologique de chaque espèce (un organisme saprophage assure, par exemple, la dégradation du bois mort) : des espèces présentant des traits fonctionnels différents assurent des fonctions différentes dans l’écosystème.
Tous les groupes d’animaux et de végétaux présentent une large gamme de caractéristiques fonctionnelles, avec des variations très importantes de taille, poids, capacités de reproduction, de locomotion ou de ressources alimentaires. Par exemple, les poissons d’eau douce présentent une gamme de taille très variée, allant de moins de 3 cm à l’âge adulte pour certains poissons chats amazoniens tel Curculionichthys karipuna, à plus de 6 m pour les grands esturgeons comme le beluga de la mer Caspienne (Huso huso). Il en va de même pour la longévité des plantes, qui se limite à quelques mois pour de nombreuses plantes annuelles mais peut atteindre plus de 1 000 ans pour certains arbres comme les sequoias géants (Sequoiadendron giganteum).
Pourtant, quel que soit le groupe taxonomique considéré, certaines combinaisons de caractéristiques s’avèrent fréquentes (durée de vie courte et fécondité élevée par exemple), alors que d’autres ne concernent que peu d’espèces, qui jouent donc un rôle unique – ce sont souvent de grandes espèces, à durée de vie longue et faible fécondité, tels que les éléphants ou les grands prédateurs. Les auteurs de l’étude montrent ainsi que, dans un groupe animal ou végétal donné, moins de la moitié des espèces assurent, à elles seules, 80 % des fonctions retrouvées dans le groupe.
Des risques d’extinction ciblés sur les espèces fonctionnellement peu redondantes
Ainsi, les extinctions à venir pourraient générer non seulement des pertes en espèces, mais égale- ment affecter les fonctions supportées par les organismes. Les conséquences seront très différentes si les espèces à fort risque d’extinction au sein d’un groupe taxonomique sont fonctionnellement uniques ou au contraire redondantes avec d’autres espèces du groupe demeurant à faible risque d’extinction. En effet, si les fonctions sont très redondantes entre espèces à l’échelle du globe, il est peu probable que l’extinction d’une partie des espèces affecte fortement les fonctions de l’ensemble du groupe. Au contraire si certaines fonctions sont assurées par peu d’espèces, leur disparition entrainera une réduction de la gamme des fonctions assurées par l’ensemble du groupe. L’échelle géographique considérée est toutefois susceptible d’influer les résultats, les chercheurs prévoient de se pencher à l’avenir sur des échelles plus fines (continents, écorégions…).
Malheureusement, si les extinctions s’avèrent conformes aux prédictions de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), ce sont surtout des espèces de grande taille, à maturité tardive et à faible fécondité qui s’éteindront au cours du prochain siècle, ce qui risque de réduire drastiquement le nombre d’espèces de ce type. Ces espèces, même si elles ne représentent qu’une part limitée des fonctions de l’ensemble des organismes (moins de 10 % de toutes les fonctions), jouent des rôles importants au sein des écosystèmes : elles dispersent les graines (grands singes, par exemple), sont fossoyeuses (vautours, condor), ou encore détritivores (esturgeons). Leur disparition pourrait donc modifier le fonctionnement des écosystèmes qui les abritent.
Il est de plus particulièrement inquiétant de voir que sous l’effet des extinctions, de nombreuses fonctions seront largement fragilisées du fait d’une réduction drastique du nombre d’espèces assurant ces fonctions. En effet 30 % des fonctions des organismes, quel que soit le groupe considéré, est assuré par seulement 1 à 5 espèces. Ainsi, même si la diversité fonctionnelle du globe ne montre pas d’effondrement immédiat, elle a de bonnes chances d’être très fragilisée à relativement court terme. Il est en effet bien connu que la redondance des fonctions est un gage de stabilité des écosystèmes. Ces modifications dues majoritairement à l’extinction de grandes espèces à durée de vie longue et à faible fécondité pourraient donc altérer le rôle que jouent ces organismes dans le fonctionnement des écosystèmes, ainsi que les indispensables services qu’ils procurent à l’humain.
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