Le projet Paysans de nature : Concilier agriculture et nature sauvage
Entre 1988 et 2013, plus de la moitié des fermes françaises (soit plus de 500 000 exploitations) a disparu. Cette dynamique se poursuit : entre 2013 et 2022, 161 000 chefs d’exploitation auront cessé leur activité, et seulement 71 000 personnes se seront installées. Pour autant, les espaces laissés par ces départs ne retournent pas à la nature, et l’érosion de la biodiversité se poursuit. Face à ce constat, un projet ambitieux de cohabitation entre paysans et nature est développé depuis quelques années. Son objectif : aider, grâce à un réseau efficace, des agriculteurs aux pratiques vertueuses à s’installer.
Texte : Perrine Dulac, chargée de mission à la LPO Vendée Frédéric Signoret, éleveur, président de la LPO Vendée, vice-président de la coordination régionale LPO Pays de la Loire Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 317, juillet-août 2019
La biodiversité sauvage décline, encore et toujours. Elle décline en France métropolitaine malgré 40 ans de politiques de protection de la nature qui ont réussi à endiguer la disparition du gypaète barbu mais ont échoué pour l’alouette des champs, la linotte mélodieuse, et surtout pour bien des invertébrés que l’humanité n’a même pas eu le temps de dénommer. La biodiversité qu’on disait « ordinaire » (cf. numéro spécial 2019 dédié à ce sujet) ne sera bientôt plus qu’un vague souvenir. Et les zones agricoles sont à la proue de ce navire qui coule : les terrains abandonnés par les départs des agriculteurs ne retournent pas à la nature. Ils sont repris par des exploitations agricoles existantes qui s’agrandissent, mécanisent et intensifient toujours plus leurs pratiques (drainages, engrais de synthèse, pesticides, plantes mutagènes, élevages concentrationnaires…) avec pour corollaire la destruction des habitats naturels, la déstructuration des sols, la pollution de l’air, de l’eau, et des impacts sur la santé humaine.
Pourtant, nos concitoyens sont toujours plus demandeurs de produits issus de l’agriculture biologique, locaux et de saison. S’ils se sont pendant longtemps peu occupés de biodiversité sauvage [1], les derniers éléments chiffrés de l’Observatoire national de la biodiversité indiquent que 24 % des Français jugent désormais que l’érosion de la biodiversité est un des problèmes environnementaux les plus préoccupants. [2] Les politiques agricoles sont très puissantes et très efficaces, bien plus que les politiques environnementales. Portées en haut lieu par l’industrie agro-alimentaire, elles sont relayées dans la plupart des organes décisionnels locaux par un petit nombre de personnes qui ne sont pas représentatives de la population française, malgré l’importance des choix, en matière d’agriculture, sur la santé et l’environnement de tous. Si l’on ajoute à cela l’extrême complexité de l’administration agricole, tous les ingrédients sont réunis pour que les décisions soient opaques et inaccessibles aux citoyens. Et les politiques environnementales restent, toujours, la dernière roue de la charrette.
Sortir des constats déprimants
Engagés depuis plus de 20 ans dans la protection de la nature et dans la consommation bio et locale, attentifs aux recherches des collapsologues [3], les auteurs de cet article ne pouvaient que faire le pont entre tous ces constats : le déclin de la biodiversité en zone agricole, l’enjeu de renouvellement de la population agricole et les attentes de la société. C’est de là que vient le projet Paysans de nature : une voie de réconciliation entre l’agriculture et la nature sauvage dans toutes ses composantes (y compris celles qui sont habituellement boudées voire éliminées par les agriculteurs, même bio… par exemple les chardons et les ronciers). Le projet vient aussi du parcours personnel de Frédéric Signoret, ancien chargé de mission « agriculture et biodiversité » à la LPO, devenu éleveur en 2003 pour gérer lui-même son espace « naturel » et mettre en pratique les conseils qu’il donnait aux éleveurs depuis cinq ans.
Un nouvel outil au service des espaces naturels
Le projet Paysans de nature a pour objectif de fédérer naturalistes, paysans et consommateurs, à l’échelle de petits territoires (quelques communes), pour installer de nouveaux paysans volontaires pour porter à long terme la restauration et la conservation des habitats et des espèces. En d’autres termes, ces paysans accordent la même importance à la préservation de la biodiversité sauvage qu’à la production de denrées alimentaires. Le respect des pratiques de l’agriculture biologique (absence de pesticides, d’engrais de synthèse, d’OGM) est un socle minimum : tant que du poison est déversé dans la nature, aucune reconquête de biodiversité n’est envisageable. Mais ces paysans-là s’interrogent aussi sur la place qu’ils laissent à la nature sauvage : ils réservent une partie de la ferme à la production de biodiversité et pas à la production agricole. Un paysan brasseur céréaliculteur permet par exemple l’expression de la biodiversité grâce au choix de variétés céréalières anciennes et de méthodes culturales respectueuses de la biodiversité, mais aussi en conservant des zones non cultivées et libres d’intervention humaine.
Concrètement, la mise en œuvre de cette dynamique d’installation passe par les liens avec les réseaux (structures agricoles, associations de consommateurs, associations naturalistes, mais aussi parfois collectivités locales, entreprises), pour fédérer les énergies : en facilitant l’accès au foncier, en mobilisant des fonds, en apportant un soutien technique et moral à des porteurs de projet. Et ça marche : en Marais breton, une association locale de consommateurs et des paysans, soutenus par la LPO Vendée, a participé à l’installation d’une quinzaine de jeunes : éleveurs de vaches, de moutons, de chèvres, producteurs de sel, paysans brasseurs… Ceci a permis la mise en gestion écologique de plusieurs centaines d’hectares de prairies humides atlantiques en une dizaine d’années, notamment en augmentant considérablement la surface de prairies inondées au printemps.
Le projet Paysans de nature propose ainsi de sortir des oppositions entre agriculture et nature. Il s’agit en particulier de s’appuyer sur les outils classiques des institutions agricoles (par exemple l’accès prioritaire au foncier pour les jeunes) plutôt que sur ceux des politiques environnementales : s’il faut 10 à 15 ans pour faire accepter la création d’une réserve naturelle nationale dans un territoire, un porteur de projet agricole met rarement plus de deux ans à s’installer. Le but de Paysans de nature est donc, en aidant de futurs agriculteurs portant des convictions pour la protection de la nature, d’aboutir rapidement à leur installation ; avec un effet, à terme, similaire à celui de la création d’une réserve.
Changer de métiers
L’installation paysanne et l’activation de réseaux non naturalistes ne fait pas partie des missions classiques des protecteurs de l’environnement. Mais les constats nous poussent à faire évoluer ces métiers. Le projet Paysans de nature cherche à dépasser la posture habituelle du naturaliste dans son rôle d’expert et celle du paysan dans son rôle de producteur répondant aux demandes des filières. C’est une épreuve pour chacun car nous sommes tous, naturalistes ou paysans, conditionnés par des raisonnements anciens (les sociologues diraient que nous sommes « fixés »).
Paysans de nature souhaite l’émancipation des paysans vis-à-vis des techniciens agricoles ou naturalistes, et demande aux techniciens naturalistes de se mettre au service d’actions dont ils ne sont pas les acteurs principaux. Les consommateurs ont également un rôle central. Ils sont invités, par exemple lors de visites de fermes associant naturalistes et paysans, à se former aux questions agricoles comme aux questions de biodiversité, le but étant aussi de les accompagner vers plus de cohérence dans leur manière de consommer. Ils sont en outre une ressource précieuse localement pour savoir quel agriculteur partira demain, où se trouvera le foncier et comment présenter un porteur de projet à un cédant ou à un propriétaire.
L’exemple de l’installation de Corentin Barbier
Autrefois chargé de mission « agriculture et biodiversité » à la LPO, Corentin Barbier échangeait avec des éleveurs, pour lesquels il effectuait un travail de diagnostic et de conseil. Il a estimé qu’une installation agricole lui permettrait de devenir le gestionnaire de son propre espace naturel et d’appliquer lui-même les conseils qu’il donnait pour restaurer et conserver les espèces et habitats naturels.
En 2011, en poursuivant son travail à la LPO, Corentin commence par devenir le saunier de l’écomusée local, et cherche une ferme pour élever des brebis. Il repère un lieu à vendre, mais il est trop cher, en raison de la spéculation foncière liée à la proximité du littoral et à la chasse. C’est alors qu’intervient la dynamique de réseau qui est l’ossature du projet Paysans de nature : un voisin paysan de nature déjà installé demande la préemption de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) pour éviter la spéculation et sécuriser le foncier. Un couple souhaitant passer sa retraite dans le secteur et connaissant des paysans du réseau propose d’acheter la maison. Des consommateurs, sollicités par la LPO Vendée et les paysans, se mobilisent et proposent de prêter à Corentin la somme qui lui manque. La LPO mobilise également ses partenaires pour acheter à terme le foncier.
C’est ainsi que Corentin finalise son installation en 2013, sur une cinquantaine d’hectares. Depuis, il a remis les prairies en pâturage et recréé des zones inondables. Désormais, « les charges de ma ferme sont très faibles et les perspectives de revenu enthousiasmantes », confie-t-il. Ses prés sont (re)devenus extrêmement intéressants pour la faune (la barge à queue noire, mondialement menacée, y est par exemple nicheuse) et la flore patrimoniales.
Lever les autres freins à l’installation
Le premier frein est la crise des vocations : si l’on veut éviter que les évolutions décrites se poursuivent, il faut recruter des paysans convaincus par la protection de la nature. Ces derniers sont à rechercher parmi les populations qui n’ont pas d’a priori sur les méthodes et les résultats de production, notamment dans les formations environnementales. Paysans de nature montre à des jeunes qui souhaitent être gestionnaires d’espaces naturels que la paysannerie peut être un métier de la protection de la nature en les accueillant en stage dans les fermes du réseau.
Autres freins : l’accès au foncier et l’insuffisance des ressources financières. Plus on laisse les fermes s’agrandir (comme cela se déroule depuis les années 1970), plus elles sont chères et inaccessibles. Pour cela, le réseau Paysans de nature permet de tisser des liens entre les professionnels et les citoyens pour repérer les terrains libres, les sièges d’exploitation à céder, les financeurs potentiels, les candidats agricoles de sensibilité écologiste qui seront en capacité de s’installer au bon endroit et au bon moment. Ces liens démultiplient le nombre de personnes qui pourront participer à un financement solidaire si besoin. Paysans de nature vient dans ce sens renforcer toutes les initiatives en faveur de l’installation (Terre de Liens, ADEAR, chambres d’agriculture, etc.). La mobilisation locale est aussi un outil précieux comme soutien moral (promesse d’avoir des consommateurs et d’être entouré) et technique, qu’il s’agisse de technique agricole ou de paperasse.
Enfin, se pose la question de la viabilité économique de ces systèmes alternatifs. La réponse est qu’ils ne sont pas moins viables que les autres. Au sein du réseau Paysans de nature, certains agriculteurs ont plus de 15 ans de carrière et ont fait la démonstration de l’efficacité économique de leurs pratiques. D’une part, ces fermes qui laissent une place à la nature sauvage sont économes (car elles demandent peu d’investissements matériels), ce qui a le mérite de limiter les risques financiers. L’entourage et le soutien dont elles bénéficient permettent de ne pas laisser l’agriculteur seul face aux banques, aux vendeurs de produits et de matériel, qui l’incitent à investir plus et à emprunter. D’autre part, les défenseurs de l’agriculture productiviste voudraient nous faire croire que la viabilité est une question de revenu, alors que les systèmes plus respectueux de l’environnement sont d’ores et déjà autant, voire plus rentables que les systèmes « conventionnels » qui sont dépendants des prix du marché et du pétrole et gourmands en intrants. Enfin, cette question relève plus de ce qui fait la reconnaissance sociale que de la véritable performance économique : les agriculteurs « conventionnels » sont majoritairement motivés par la productivité car elle est source de reconnaissance dans leur milieu social. Ils utilisent l’argument selon lequel « il faut nourrir la planète », alors que d’un côté la plupart d’entre eux ne mange même pas ce qu’ils produisent (car les produits sont gustativement insipides et chargés en résidus de pesticides) et de l’autre la surproduction artificiellement aidée détruit l’agriculture des pays du Sud.
La vie sauvage retrouvera la place nécessaire à nos équilibres lorsque les agriculteurs seront reconnus dans cette fonction essentielle par les gens qui comptent pour eux. Aujourd’hui, le système cherche à rendre les agriculteurs fiers de leurs rendements et des outils comme les tracteurs modernes qui le permettent. Le jour où la majorité des agriculteurs pourra s’enorgueillir du chant du loriot ou de la diversité des fleurs dans les parcelles, la vie sauvage retrouvera sa place dans les campagnes.
Pour en savoir plus
• Dulac P. & Signoret F., 2018. Paysans de nature, réconcilier l’agriculture et la vie sauvage. Delachaux&Niestlé, 192 pages. Voir aussi p. 50 notre recension.
• Le site dédié : paysansdenature.fr
Références
- Chansigaud V. 2017. Les Français et la nature, pourquoi si peu d’amour ? Actes Sud. 192 pages.
- Lévêque A. & Cerisier-Auger A. 2018. Biodiversité. Les chiffres clés – édition 2018. CGEDD, AFB, ONB, 92 pages.
- Servigne P. & Stevens R. 2015. Comment tout peut s'effondrer. Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes. Seuil, coll. Anthropocène, 304 pages.