Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble : Entretien avec Pierre Jouventin
L’éthologue Pierre Jouventin répond au Courrier de la Nature à l’occasion de la publication de son dernier livre, Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble, qui traite des relations ambiguës entretenues par notre espèce avec cet animal emblématique. Encore faut-il accepter de le voir tel qu’il est par la science depuis 60 ans et non pas tel qu’il a été imaginé ou perçu depuis des milliers d’années.
Questions : François Moutou, vice-président de la SNPN Réponses : Pierre Jouventin, directeur de recherche en écoéthologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) Photos : Régis Cavignaux Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 329, juillet-août 2021
Votre ouvrage débute par des rappels et des définitions, notamment celles de l’écologie et de l’éthologie. Est-ce encore nécessaire en 2021 en France ?
Plus que jamais ! Malgré les progrès des sciences en général, l’ancienne culture occidentale fondée sur de vieilles croyances est toujours présente, en particulier pour comprendre le loup, une espèce réputée « diabolique ». Même l’avènement de l’écologie, c’est-à-dire de la science des relations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu dès la fin du XIXe siècle, a été oublié. L’émergence de l’écologie politique durant la seconde moitié du XXe siècle a effacé de la mémoire de nombreuses personnes l’existence de la science de l’écologie, qui, en tant que telle, n’a aucune coloration politique. Ce qui est appelé aujourd’hui « écologie » ne concerne que notre espèce. Le début du livre rappelle aussi l’incompréhension souvent associée à une discipline sœur, l’éthologie, la science du comportement, peut-être encore plus dévoyée alors qu’elle explique une grande partie de la nature humaine en nous replaçant parmi nos parents animaux. Ces sciences du vivant, pourtant cruciales, sont négligées.
Biographie
Directeur de recherche en écoéthologie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Pierre Jouventin a étudié sur le terrain pendant une quarantaine d’années des espèces aussi différentes que les mandrills en Afrique équatoriale ou les manchots dans les Terres Australes. Pionnier mondial du suivi des oiseaux par satellite [1], il a convaincu la ministre de l’Écologie de créer en 2006 une réserve englobant l’archipel des Kerguelen et il a été l’expert faunistique de la délégation française qui a obtenu en 1991 la mise en réserve du continent antarctique.
N’existe-t-il pas néanmoins quelques noms connus dans le domaine de l’écologie scientifique en France ?
À l’échelle internationale, le fait que le prix Nobel de médecine et de physiologie ait été attribué en 1973 à trois éthologues, Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen, pouvait sembler de bon augure. En France même, il existe de grands noms de l’écologie dès cette époque comme Robert Barbault, Patrick Blandin, François Bourlière, Maxime Lamotte et François Ramade. Pourtant, nos institutions ont sous-estimé les enjeux de cette nouvelle discipline scientifique, avec des orientations et des financements inadaptés, y compris au CNRS. La commission dite d’écologie (1976-1982) y avait été supprimée pour éviter la confusion avec la politique. Pour trop de décideurs déjà, l’écologie politique remplaçait l’écologie et sortait donc du champ de la science. Aujourd’hui il y a vraiment un malentendu à dissiper
Comment tout cela nous conduit-il aux conséquences du retour naturel du loup en France ?
Le retour dans nos paysages d’un grand prédateur situé au sommet de la pyramide alimentaire illustre de manière spectaculaire la confusion actuelle sur le rôle de cette espèce dans le fonctionnement des écosystèmes, et par extension sur l’écologie. L’expérience de la réintroduction du loup dans le parc national de Yellowstone aux États-Unis à partir de 1995, bien suivie, a démontré que cette espèce, jusqu’alors seulement considérée comme négative pour l’humain et la nature, était en réalité bénéfique. Le retour du prédateur a des conséquences positives sur les populations de ses proies : en régulant les populations d’herbivores devenues surabondantes et ayant surpâturé, il empêche les famines et procure aux reproducteurs une meilleure condition physique ; en éliminant les individus malades, il évite les épidémies dans les troupeaux (« effet vétérinaire »). Même la végétation et sa faune sont avantagées : il est admis aujourd’hui en science que le loup et tous les super-prédateurs structurent les écosystèmes dont ils constituent la clef de voute.
Même dans les espaces européens plus densément habités que l’ouest américain, le retour du loup a des conséquences positives. Les sangliers, qui pullulent maintenant en France et envahissent les banlieues, étaient autrefois sa proie favorite. Les forestiers ont découvert que le loup, en régulant les chevreuils, protège les plantations d’arbres qu’ils écorcent. Le loup est écologiste, comme le proclame le titre de mon premier chapitre ! Malheureusement, depuis que les premiers animaux ont franchi la frontière italienne en 1992, la gestion de l’espèce en France est une faillite : notre pays est à la fois celui qui dépense le plus au monde pour se protéger du loup et celui qui compte le plus d’attaques de moutons (25 attaques par loup et par an). Pour acheter la paix sociale, les plafonds d’abattage sont passés de 10 à 20 %, entre 2010 et 2020 où 110 loups ont été abattus sur les 550 individus recensés chez nous. Chaque année, davantage sont tués soi- disant pour réduire les attaques sur les troupeaux alors que le résultat est l’inverse de celui attendu. Les récents enseignements de la science internationale sont tout simplement ignorés. Nous vivons encore dans le mythe du grand méchant loup, la cohabitation entre lui et le mouton étant réputée impossible en France, alors que dans les autres pays à tradition pastorale, le loup est considéré comme gênant mais facile à tenir en respect. En Italie, en Espagne, en Roumanie, en Turquie, où les loups sont plusieurs fois plus nombreux, trois remèdes sont depuis toujours appliqués ensemble : la présence de bergers, des enclos pour la nuit et des chiens de protection comme le patou suffisent à réduire la mortalité à peu de choses quand bien utilisés.
Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser à cette espèce qui ne correspond pas directement à celles que vous aviez suivies et étudiées durant votre activité professionnelle ?
Tout à fait par hasard et en dehors du laboratoire ! Il y a 40 ans, chercheur de terrain au CNRS dans les domaines de l’écologie et de l’éthologie des mammifères et des oiseaux, j’ai eu l’occasion de vivre avec ma famille une aventure hors du commun avec une louve née au parc zoologique de Montpellier. Le directeur m’avait téléphoné pour me dire que ne trouvant pas d’acquéreur pour ses louveteaux, ils allaient devoir les euthanasier… à moins que mon épouse soit intéressée parce qu’il la savait amoureuse des loups ! Il est interdit aujourd’hui d’élever un animal sauvage chez soi, mais c’était possible à l’époque. Cette folle histoire a déjà fait l’objet d’un livre entier. [2] L’élevage et l’éducation d’une louve dans une famille humaine, sans contact permanent avec un autre loup, a constitué un protocole expérimental imprévu mais finalement idéal pour découvrir que les loups s’entraident : la famille recomposée entre humains et loup était la meute.
C’est ainsi que vous avez découvert l’existence d’attitudes altruistes chez le loup ?
Tout à fait. J’ai attendu la retraite pour exploiter les données, les images et les notes prises lors de la vie commune avec la louve Kamala. Curieusement, cette notion d’altruisme au sein de la meute n’était toujours pas connue par la science, car il faut faire partie de la meute pour l’observer facile- ment. Quand j’ai contacté deux des plus grands spécialistes contemporains, David Mech aux États-Unis et Luigi Boitani en Italie, pour leur rapporter mes observations en leur montrant photos et vidéos, ils ne m’ont pas cru, estimant que la louve jouait avec nous. Il m’a donc fallu publier un article dans une revue scientifique internationale pour attirer l’attention des autres chercheurs. [3]
Que pouvez-vous dire de la gestion du loup en France ?
Revenons à notre paradoxe de départ : pourquoi l’abattage des loups augmente-t-il leur impact au lieu de le réduire comme il semblait prévisible ? Il suffit pour le savoir de lire les récentes publications des chercheurs américains qui ont suivi des meutes décimées : l’abattage des dominants, les plus hardis, fait éclater les meutes. Sans loups expérimentés, les juvéniles ne peuvent chasser en équipe, en particulier les ongulés sauvages trop dégourdis et ils se rabattent sur les animaux domestiques… N’étant plus empêchés de se reproduire par le couple dominant, seul habilité à le faire, les dominés quittent le territoire familial qui les fixaient en un lieu et ils deviennent des solitaires migrant loin pour chercher un nouveau terrain de chasse et un conjoint afin de former une nouvelle meute ! Ainsi, on oriente sans le vouloir les survivants sur les moutons et on essaime au loin les meutes décimées qui étaient fidèles à une zone (de 200-300 km2 dans les Alpes). Bref, le contraire de ce qui était recherché ! Clairement, la gestion administrative du loup n’utilise pas les connaissances scientifiques.
En Allemagne, un troupeau mal gardé n’est pas dédommagé quand il est attaqué. En France, les autorités ne lésinent pas sur les aides mais elles ferment les yeux sur le sérieux du gardiennage. D’après la Cour des comptes, seulement 15 % des dégâts remboursés au nom du loup sont effectivement prouvés comme lui étant dus ; l’administration qualifie les 85 % restant par l’expression pudique « loup non exclu ». Avant 1992, des dizaines de milliers d’attaques par des chiens errants étaient comptabilisées : elles ont cessé dès lors que les dommages ont été remboursés par la collectivité en cas d’attaque de loup…
Une autre conséquence peu évoquée de cette politique est qu’elle favorise les gros élevages, plus habiles à toucher l’essentiel des aides, au détriment des plus petits qui souvent ont pourtant des pratiques plus respectueuses de leurs animaux et de l’environne- ment : rien donc d’étonnant à ce que les coûts augmentent parallèlement avec les dégâts déclarés. Certains petits éleveurs sont proches de la faillite, l’élevage ovin français n’étant pas compétitif sans subvention, avant même le retour du prédateur. S’il est certain que le loup complique le travail des éleveurs, il faut reconnaitre que les aides sont conséquentes. Il faut également rappeler qu’actuellement environ 60 % de la consommation de viande ovine en France est importée alors que l’Espagne, qui compte quatre fois plus de loups, exporte.
Le regard sur le loup pourrait-il devenir plus positif ?
Alors que le loup avait été quasiment éradiqué aux États-Unis, la situation s’est aujourd’hui inversée. Son retour et sa protection dans le parc de Yellowstone attirent des milliers de visiteurs qui payent pour l’observer dans la nature. Cette activité rapporte à ce parc un peu moins de 30 millions d’euros chaque année, c’est-à-dire ce que coûte le loup en France. Plus proches de nous, les Apennins italiens et les Cantabriques ibériques deviennent les destinations de voyageurs naturalistes qui dynamisent l’économie locale ; ces pays ont déjà interdit l’abattage des loups, incompatible avec le tourisme écologique.
Quand les autorités françaises cesseront-elles d’être complaisantes, en particulier pour des raisons électoralistes, vis-à-vis de certains éleveurs qui font du tort à la profession en protégeant le moins leur troupeau et en encaissant le plus du fait des attaques puisque 20 % des élevages concentrent 60 % des attaques ? Quand auront-elles le courage de résister aux lobbies et de ne pas abattre, sans résultat, plus de loups chaque année ? Quand notre pays tiendra-t-il compte de la démocratie sur ce sujet, quand 80 % des sondés demandent régulièrement la cohabitation avec le loup alors que les éleveurs et chasseurs représentent 1 à 2 % de la population ? Avant de fixer le plafond annuel, le ministère de la Transition écologique organise une consultation publique à laquelle 80 à 90 % des réponses demandent la réduction des abattages et, chaque année en réponse, le plafond augmente au mépris des citoyens : cette consultation est-elle un simulacre cynique de démocratie (cf. n° 327, p. 41 à 45) ? Quand sortirons-nous du mythe du grand méchant loup qui date de plusieurs milliers d’années ? Il est vrai que la biologie du loup n’est connue que depuis seulement 60 ans. Quand le ministère de la Transition écologique se renseignera-t-il sur les connaissances scientifiques internationales concernant le loup et la protection des troupeaux ? Notre pays a besoin de rattraper son retard culturel d’un demi-siècle en matière de nature et d’écologie scientifique. Ce sera acquis lorsque les autorités parviendront à gérer rationnellement le loup, espèce-révélatrice la plus clivante.
Pour en savoir plus
• Jouventin P. 2021. Le loup, ce mal-aimé qui nous ressemble. Éditions humenSciences, coll. Mondes animaux. 253 pages.
Références
- P., Weimerskirch H. 1990. Satellite tracking of Wandering albatrosses. Nature 343, p. 746-748.
- Jouventin P. 2012. Kamala, une louve dans ma famille. Flammarion. 352 pages.
- Jouventin P., et al. 2016. Altruism in wolves explains the coevolution of dogs and humans. Ecology and Evolution vol. 9 (1), p. 4-11.