Le grand saumon de la Loire : L’élevage peut-il faire mieux que la nature ?
Texte : Josselin de Lespinay, membre du Comité de bassin Loire-Bretagne et du Groupe d’appui du Plan de gestion des poissons migrateurs (DREAL Centre) Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 316, mai-juin 2019
De tous les poissons migrateurs vivant alternativement en mer et en eau douce au cours de leur cycle de vie (espèces amphihalines), le saumon atlantique (Salmo salar) est celui qui effectue le plus long périple en eau douce, ses zones de reproduction se situant dans les parties les plus en amont des cours d’eau qu’il fréquente. Les modifications des rivières en France au cours du XIXe siècle, par la construction de barrages hydroélectriques ou pour la navigation, ont rendu très difficile voire impossible l’accès à certaines zones de vie et de reproduction. Le saumon a alors disparu des bassins de la Vienne, de l’Indre, du Cher et de la Loire en amont du barrage de Grangent. Les seules frayères accessibles au début du XXe siècle se situaient sur le Haut-Allier, axe auquel cet article se limite volontairement.
Une seule souche de saumon, génétiquement différente des autres, adaptée à la très grande longueur de l’axe Loire-Allier, est capable d’effectuer ces plus de 800 kilomètres après son arrivée en eau douce. Ces poissons, revenant après deux ou trois années en mer, peuvent atteindre plus de dix kilos. Leur disparition signerait également celle de cette souche génétiquement spécifique à la Loire.
Ravages d’un barrage
En 1941, malgré les protestations de quelques scientifiques et pêcheurs (le temps n’était guère à la concertation !) fut construit sur la commune d’Alleyras en Haute-Loire un barrage de 17 m interdisant l’accès à 80 km des meilleures frayères sur l’Allier : le barrage de Poutès. Il ne restait alors sur le bassin que 8 % des zones de frayère historiques de reproduction de l’espèce.
La majeure partie de l’eau (jusqu’à 90 %) y est depuis cette date détournée par une conduite forcée vers l’usine de Monistrol d’Allier, où elle se mêle à celle de l’Ance pour y être turbinée, produisant environ 0,1 % de la production hydroélectrique française. Les saumons sont guidés dans leur migration par « l’odeur » de leur rivière natale (voir encadré), et utilisent toujours les veines d’eau les plus porteuses. Depuis, lorsqu’ils parviennent à Monistrol, ils sont désormais désorientés parce que le débit réservé sur l’Allier est plus faible que celui provenant de l’usine de restitution des eaux dérivées depuis Poutès. On a vu des saumons stationner, parfois durant des mois, devant la sortie des turbines de l’usine de Monistrol.
On sait peu de choses sur ce qui guide les saumons dans leur recherche de la rivière qui les a vu naître, qu’on désigne sous le nom de « homing ». Il s’agit d’éléments biochimiques dont les juvéniles se sont imprégnés lors de leur séjour en eau douce, mais aussi d’une capacité à se repérer dans l’océan (peut-être grâce à un sens magnétique). Lors de leur retour en eau douce, les saumons recherchent toujours les veines de courant où le volume d’eau est le plus important. C’est ainsi que, comme le débit dérivé vers une usine est plus élevé que celui de la rivière libre qu’ils devraient emprunter, ils vont stationner devant la sortie des turbines, là où le débit est le plus fort. Les barrages hydroélectriques sont donc un gros problème pour les poissons migrateurs – entre tous, le saumon est sans doute celui qui franchit le mieux les obstacles –, et doivent faire l’objet d’aménagements et d’équipements pour permettre leur franchissement.
Poutès fut équipé en 1986 d’une passe suivie d’un ascenseur, dispositif répondant plus à l’obligation de moyens qu’à celle de résultats, qui sont fort médiocres. Lorsqu’il ne restait plus que quelques centaines de saumons remontant la Loire, on commença en 1994 par en interdire la pêche. Puis on s’interrogea sur les solutions à apporter. La plus évidente était de supprimer le barrage, d’autant qu’en amont celui de Saint-Étienne-du-Vigan avait été arasé en 1998 dans le cadre du Plan Loire grandeur nature. On pensait alors que le barrage allait enfin être détruit, mais un fonctionnaire du ministère (croyant bien faire ?) proposa plutôt en 2001 de créer une salmoniculture pour assurer l’effectif qu’on pensait nécessaire à la survie de l’espèce. En France, lorsqu’il y a un problème, on crée une « structure », et comme on va le voir, son fonctionnement et sa perduration finissent par prendre la place du problème qu’elle est censée résoudre. Et pourtant lors du Grenelle de l’Environnement en 2007, Poutès figurait parmi les obstacles pour la faune dont la suppression était demandée, et une expertise indépendante commandée par le ministère de l’Environnement (rapport Philippart, juillet 2009) préconisait son arasement ou un seuil de 2 m maximum.
La création de la pisciculture de Chanteuges, baptisée Conservatoire national du saumon sauvage (CNSS) se fit en 2001. Son coût de construction puis son fonctionnement sont assurés à hauteur de 600 000 euros par an, partagés entre fonds européen, Agence de l’eau Loire-Bretagne, et divers acteurs locaux. Elle répond à tous les critères de qualité, et c’est un modèle dont bien des piscicultures commerciales pourraient s’inspirer. Mais les questions se posent de son efficacité et du danger de trans- mission des gênes hérités de la domestication, par croisement avec les poissons réellement sauvages. Les scientifiques étaient opposés à ce projet, car on avait déjà à cette époque de gros doutes sur l’efficacité de l’alevinage, doutes corroborés depuis par des études de plus en plus nombreuses et concordantes.
Si l’on s’en tient à la définition de l’UICN, un poisson sauvage est « un poisson né dans la rivière de parents nés dans la rivière ». Un élevage de saumons produit donc des saumons… d’élevage, fut-ce avec des géniteurs d’origine sauvage ou supposés tels. Ils sont capturés dans le fleuve Allier à Vichy, et leur reproduction est opérée manuellement en milieu surprotégé, sans sélection ni adaptation à la vie en milieu naturel.
Saumon sauvage versus saumon d’élevage
Si on lâche des alevins de saumon dans un cours d’eau, quelques-uns reviennent y frayer ; c’est là le piège qui laisse croire à l’efficacité du « soutien d’effectifs ». En effet, parmi les quelques 400 000 alevins déversés chaque année à divers stades de développement (œufs fécondés, alevins, tacons, smolts) dans le Haut-Allier en amont de Vichy, certains (environ 6/10 000c) parviennent à accomplir leur cycle en mer. La proportion d’individus « natifs » revenant dans la Loire est variable et peut dépasser 50 %, mais elle est sujette à controverse. Il est en tout cas certain que l’on aurait dû observer un nombre grandissant de retours, puisque chaque génération d’origine CNSS, après reproduction, se cumulerait avec les précédentes. Ce n’est pas ce qui s’est produit, et le nombre effectif de retours (saumons sauvages natifs et poissons issus du CNSS) n’a guère varié, oscillant pour le comptage à Vichy entre 389 saumons en 1997, 1 238 en 2003 et 389 en 2018… comme s’il ne s’était rien passé. Aleviner augmente artificiellement la population de poissons qui partiront vers la mer, mais pas le nombre de poissons sauvages, et le taux de renouvellement – un poisson de départ donnera au moins un poisson de retour – n’est toujours pas atteint.
Lorsque l’alevinage a commencé, ce fut sur la totalité des zones de reproduction fréquentées par les saumons « natifs », aussi bien en aval qu’en amont du barrage de Poutès. Déjà, des études mettaient en doute non seulement l’utilité de l’alevinage mais aussi les dangers qu’il faisait courir aux populations sauvages. En effet, les saumoneaux de pisciculture, plus gros car mieux nourris, font subir aux alevins natifs une concurrence alimentaire et territoriale. Plus grave encore, des risques de dérive génétique existent : lorsque des saumons provenant du CNSS se croisent avec des natifs, certains caractères, pourtant défavorables en milieu naturel, pourraient leur être transmis. C’est bien ce que montrent des études de plus en plus nombreuses qui portent sur deux facteurs essentiels : la perte des gènes d’adaptabilité [1] au milieu naturel consécutive à la naissance en milieu artificiel, et l’épigénétique [2] [3] (expression différente de mêmes gènes selon le milieu). L’alevinage a été abandonné partout où il avait été utilisé dans ce seul but, que ce soit au Royaume-Uni, au Canada, ou aux États-Unis. S’il n’était qu’inefficace ce serait un moindre mal. Mais affaiblir les caractères spécifiques de la souche du grand saumon de Loire revient à le faire disparaître peu à peu.
À partir de la construction du barrage, EDF a attribué une compensation financière à la fédération de pêche, partenaire actuel du CNSS, et objectivement ce dernier n’a aucun intérêt à ce que la population en saumons soit autosuffisante. La croyance et l’intérêt nient la science.
Faire mieux que la nature ?
La prétention de techniciens ivres de leur savoir a toujours été de croire qu’on pouvait « remplacer » voire « faire mieux » que la nature. Cela ne fonctionne pas, ou aboutit à des espèces domestiques totalement dépendantes des humains. En rivière ou en mer, le saumon n’a que faire de cette prétendue « aide » qui ne peut que l’affaiblir. La solution est ailleurs : dans le rétablissement des conditions permettant sa vie sauvage. Pour ne donner qu’un exemple en France, le simple arasement de deux seuils de moulins, sur l’Orne, a permis la remontée d’un millier de saumons en 2017. [4]
Pour l’Allier, on pouvait espérer la disparition d’un barrage néfaste. Le renouvellement de la concession de Poutès l’a été toutefois en instituant le principe de donner la priorité à l’enjeu saumon. Depuis, EDF a réussi à inverser la problématique, et c’est la production d’énergie fatale de ce barrage, équivalente à cinq éoliennes, qui est devenue prioritaire pour un « Nouveau Poutès » qui d’un premier, puis d’un second projet déjà à 4,20 m culminerait aujourd’hui à 7,10 m de haut ! Une enquête publique vient d’avoir lieu dans le seul département de la Haute-Loire pour une espèce qui concerne tout le bassin ligérien. Son résultat était couru d’avance malgré les recommandations de l’Autorité environnementale et d’associations indépendantes. Il est prévu une ouverture du barrage durant trois mois aux périodes où le saumon est censé circuler dans le fleuve. Or les périodes de montaison du saumon sont déterminées par le débit du cours d’eau. Elles lui sont liées, mais pour son malheur elles coïncident avec celles durant lesquelles la rentabilité économique du barrage pourrait être la plus élevée. Les kilowatts obtenus par le barrage sont remplaçables (par exemple par augmentation de la capacité de production des grands barrages anciens, utilisation de l’énergie photovoltaïque, mise en place d’éoliennes…) mais en raison d’intérêts locaux, on voudrait plutôt « remplacer » une espèce unique en danger de disparition : qui peut croire qu’il y a équivalence ?
Pour en savoir plus
On trouvera d’autres références sur le site de l’Association nationale pour la protection des eaux et des rivières (ANPER).
Références
- Christie, M.R. et al. 2016. A single generation of domestication heritably alters the expression of hundreds of genes. Nat. Commun. 7, 10676.
- Fjellheim A., Johnsen B.O. 2001. Experiences fromstocking salmonid fry and fingerlings in Norway. Nordic Journal of Freshwater Research 75, p. 20-36.
- Le Luyer J., Laporte M. et al. 2017. Parallel epigenetic modifications induced by hatchery rearing in a Pacific salmon. PNAS nº 114, p. 12964-12969.
- Fédération départementale de pêche de Normandie occidentale. 2017. Indices d'abondances en juvéniles de Saumon atlantique (Salmo salar) en Normandie occidentale. p. 98.