Le climat qui cache la forêt : Entretien avec Guillaume Sainteny
Quatre ans après sa première édition, Guillaume Sainteny a publié en novembre 2019 une deuxième édition de l’ouvrage Le climat qui cache la forêt – Comment la question climatique occulte les problèmes d’environnement. À cette occasion, il répond aux questions du Courrier de la Nature.
Questions : Hubert de Foresta, administrateur de la SNPN Réponses : Guillaume Sainteny, maître de conférences à AgroParisTech, membre de l’Académie d’agriculture de France Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 326, janvier-février 2021
Pouvez-vous préciser l’objet de ce livre ?
Depuis plusieurs années, le changement climatique est considéré comme le principal sujet d’environnement, à tel point que beaucoup résument les problèmes d’environnement à la question climatique et confondent transition écologique et transition énergétique. J’ai souhaité questionner cet a priori de façon objective. Le changement climatique est, assurément, un problème majeur. Mais sur quoi est fondé son caractère prioritaire et qui l’a établi ? On ne trouve guère d’études confirmant avec rigueur ce primat. Or, on ne peut qualifier d’emblée, sans examen sérieux, la question climatique de problème d’environnement principal voire unique. J’ai donc comparé l’importance des différents sujets environne- mentaux à l’aide de différents critères : nombre de décès prématurés, coûts économiques, expertise des organisations intergouvernementales, etc. Bien que les comparaisons soient difficiles entre certains sujets, on peut constater que sur la base de ces critères, le changement climatique n’apparait pas plus important que d’autres sujets environnementaux tels que la pollution de l’air ou l’érosion de la biodiversité.
Par ailleurs existe, plus ou moins confusément, l’idée que résoudre le problème du changement climatique permettrait de résoudre l’ensemble des problèmes d’environnement, ou bien qu’une mesure permettant de modérer le changement climatique serait de fait favorable à la protection de l’environnement en général.
Or, ces deux idées sont inexactes. Bien sûr, certaines mesures des politiques climatiques peuvent bénéficier à l’environnement en général. Mais, d’une part, si le problème du changement climatique est réglé un jour, les autres pressions qui pèsent sur l’environnement ne seront toujours pas résolues pour autant. Et, d’autre part, certaines mesures des politiques climatiques ont des effets dommageables sur d’autres aspects de l’environnement.
Pouvez-vous décrire votre parcours ?
Je m’intéresse aux questions d’environnement depuis longtemps, même si ma formation n’est pas scientifique mais juridico-économique. J’essaye, par ailleurs, d’être un observateur de terrain, y compris de la nature. Le va-et-vient entre des observations de terrain et des connaissances juridiques et économiques se fait spontanément en moi. Il permet de comprendre et d’analyser beaucoup de choses. Par exemple, dans certains cas, l’état dégradé de la biodiversité découle de règles juridiques ou de mécanismes économiques. Il en est de même de la difficulté à mieux utiliser les solutions fondées sur la nature dans les politiques climatiques. Ce sont parfois des normes règlementaires qui entravent la protection de l’environnement.
Par ailleurs, je suis l’auteur de plusieurs livres ou rapports sur les questions d’environnement – notamment Plaidoyer pour l’écofiscalité ou Les aides publiques dommageables à la biodiversité. J’enseigne aussi ces sujets depuis une vingtaine d’années, successivement à l’Institut d’études politiques de Paris, à l’École polytechnique, à AgroParisTech. Je siège dans un certain nombre de comités consultatifs, de conseils de fondations ou de groupes de réflexion travaillant sur ces sujets. J’ai aussi été en poste au ministère chargé de l’environnement à plusieurs reprises, notamment dans des fonctions transversales. J’y ai par exemple dirigé une direction d’administration centrale qui était en charge à la fois des questions économiques, de l’intégration de l’environnement dans les autres politiques publiques, des questions climatiques et d’énergies renouvelables, etc. Ce parcours varié m’a conduit à réfléchir aux questions d’environnement à la fois de l‘extérieur et de l’intérieur de la machine administrative chargée de les gérer.
Votre parcours fait de vous un témoin privilégié de l’enchaînement des processus qui ont amené la question climatique à occulter les problèmes d’environnement. Comment traitez-vous la question du changement climatique dans votre livre ?
J’essaie de l’examiner de façon dépassionnée en posant, notamment, les questions suivantes et en essayant d’y répondre. Est-elle plus importante que d’autres enjeux environnementaux, dans le monde, en Europe, en France ? Si oui, en fonction de quels critères ? Résoudre la question climatique permettrait-il de résoudre les autres problèmes d’environnement ? Les politiques climatiques comportent-elles des aspects défavorables à l’environnement ? Si oui, lesquels et peut-on mettre en place des politiques climatiques entrainant davantage de co-bénéfices pour les autres aspects de l’environnement ? Les politiques climatiques suivies sont-elles efficientes ? J’ai plutôt tendance à répondre par la négative à cette dernière question et à montrer qu’elles pourraient être améliorées.
Les amoureux de la nature sont souvent troublés par le primat donné au changement climatique dans la palette des enjeux environnementaux. Ils constatent au quotidien une érosion importante de la biodiversité, aux causes de mieux en mieux connues et reconnues, mais le changement climatique n’apparaît pas comme une cause majeure de cette érosion. Comment en sommes-nous donc arrivés à ce primat ?
Je comprends que beaucoup soient troublés. D’abord car ce primat est récent : il s’est installé depuis la fin des années 1990. Ensuite parce que, historiquement, en France mais aussi dans d’autres pays, la thématique de l’environnement et de sa protection est née et s’est structurée en grande partie autour de la nature : différentes règles de protection des forêts remontent à plusieurs siècles ; les séries artistiques de Fontainebleau en 1861 ; les premières lois sur les sites en 1906 puis en 1930 ; lors de sa création l’actuel ministère de la Transition écologique et solidaire s’intitulait ministère de la Protection de la nature et de l’environnement ; avant de changer de nom, France nature environnement (FNE) était la Fédération française des sociétés de protection de la nature (FFSPN)…
En effet, le changement climatique n’est pas la cause majeure d’érosion de la biodiversité. Il vient bien après la dégradation des habitats ou la surexploitation des ressources naturelles. Le changement climatique s’ajoute à ces causes et vient parfois en renforcer les effets. Autant dire que si on résout demain la question du changement climatique on n’aura pas résolu pour autant celle de l’érosion de la biodiversité. J’observe d’ailleurs que la crise sanitaire que nous vivons donne plutôt raison à mon propos a posteriori. Les liens entre zoonoses et érosion de la biodiversité confirment bien l’importance extrême de celle-ci. Depuis plusieurs décennies, son érosion semble favoriser la multiplication du nombre d’épidémies et, aujourd’hui, faciliter une crise économique, sociale et humaine d’une ampleur comparable à celles que pourrait engendrer le changement climatique.
Le premier chapitre essaie d’expliquer les mécanismes qui ont entrainé cette vampirisation de l’environnement par le thème du changement climatique. On peut citer quelques éléments de cette évolution. Depuis les années 1990 surtout, plusieurs ONG environnementales se sont peu à peu polarisées sur les enjeux énergétiques et climatiques et d’autres se sont créées autour de ces sujets spécifiques. Au sein des questions d’environnement, le sujet climatique est celui qui a été le plus facilement repris par des acteurs extérieurs à l’environnement : ONG humanitaires, de solidarité, de développement, syndicats, mouvements alter- mondialistes, facilitant ainsi son écho médiatique. Les ministères et administrations se sont eux-mêmes restructurés en fonction de ces enjeux (par exemple, la création, en France, en 2008, d’un « grand » ministère réunissant l’énergie et l’environnement). À partir de la fin des années 1990, la plupart des médias généralistes ont accordé au changement climatique une place considérablement plus importante qu’aux autres enjeux environnementaux, contribuant ainsi à accréditer l’idée qu’il existerait un sujet d’environnement principal très supérieur aux autres, voire dont découlent les autres.Cela a été facilité par le fait que les indicateurs sont plus simples en matière de changement climatique qu’en d’autres domaines dont, tout particulièrement, la biodiversité. Les politiques de responsabilité environnementale des entre- prises (RSE) ont également peu à peu privilégié ce sujet depuis les années 1990, à la fois parce qu’il représentait des enjeux financiers conséquents pour elles, parce qu’il était très médiatisé et parce qu’il était plus facilement mesurable.
Vous évoquez certaines décisions prises sous couvert de lutte contre le changement climatique qui en arrivent à nuire à l’environnement, aux écosystèmes et aux espèces. Pouvez-vous développer un ou deux exemples ?
Les énergies renouvelables, outre leurs effets directs sur l’avifaune, les chiroptères ou les paysages, introduisent un nouveau facteur d’artificialisation des sols et dans des zones qui, jusqu’à présent, n’étaient pas menacées par l’étalement urbain. Le développement des biocarburants a contribué à la fin de la politique de la jachère en Europe, à l’extension des méthodes culturales intensives, au changement d’affectation des terres dans le monde. La loi Littoral a été retouchée à plusieurs reprises pour faciliter l’implantation d’énergies renouvelables sur le littoral. La rénovation thermique, certainement souhaitable en elle-même, n’est pas exempte de conséquences sur les oiseaux cavernicoles ou l’extraction de matériaux donc la création de carrières. La recharge des plages ou la construction de digues artificielles pour lutter contre la submersion marine modifient le trait de côte et induisent des effets sur les écosystèmes littoraux. Le Grenelle de l’environnement a lancé plusieurs milliers de kilomètres de nouvelles lignes à grande vitesse au nom du climat. Mais la construction de ces lignes, au demeurant très coûteuses et souvent non rentables, fragmente un peu plus les habitats naturels, contribue à l’artificialisation des sols, nuit à des espèces protégées et à des sites Natura 2000. La relance des lignes secondaires ou du fret ferroviaire participerait d’une politique climatique sans avoir autant d’impacts dommageables sur la biodiversité puisque les lignes existent déjà.
Tout cela ne revient pas à dire qu’il faut renoncer à ces mesures climatiques si elles sont efficaces et d’un rapport coût-bénéfice avantageux. Mais, d’abord, cela n’est pas toujours le cas. Et, ensuite, cela n’empêche pas que leurs impacts environnementaux doivent être évalués préalablement, faire au moins l’objet de la séquence « Éviter, Réduire, Compenser » et que, si les inconvénients environnementaux de telle ou telle mesure climatique sont trop importants, certaines d’entre elles puissent ne pas être appliquées. Par exemple, je trouve regrettable que l’État dépense de l’argent public pour protéger l’océan en mettant en place un parc marin puis, ensuite, dépense de l’argent public pour endommager ce même espace protégé qu’il vient de créer, en y subventionnant l’implantation d’un parc éolien. Où est, dans ce cas, la cohérence des politiques publiques et de l’utilisation des deniers publics rares ?
La deuxième édition de votre livre est parue quatre ans après la première. Avez-vous identifié des changements dans le traitement de la question climatique ? Et si oui, ces changements vont-ils dans le sens d’un meilleur équilibre avec les problèmes d’environnement ?
Il y a en effet quelques évolutions, y compris dans les directions que j’appelais de mes vœux dans la première édition de l’ouvrage. On tente de développer un peu plus les politiques d’adaptation au changement climatique par rapport aux politiques d’atténuation. De même, le concept de solutions fondées sur la nature est aujourd’hui reconnu, notamment, par l’Union européenne, le Programme des Nations unies pour l’environnement, l’Accord de Paris sur le climat, ou encore l’Agence française de développement. Mais, d’une part, l’ensemble n’a pas beaucoup changé, et d’autre part, cette politique elle-même est pleine de contradictions. Ainsi, si l’importance des solutions fondées sur la nature, des puits à carbone, de la lutte contre l’artificialisation est désormais reconnue, la France taxe pourtant à un niveau très élevé ses espaces naturels, y compris protégés, et taxe davantage ses puits à carbone que les actions de sociétés pétrolières. Le citoyen est donc encouragé à émettre du carbone plutôt qu’à en stocker en conservant des zones humides ou des prairies.
Vous traitez du « comment », mais très peu du « pourquoi ». Avez-vous quelques hypothèses sur les causes de ce primat de la question climatique sur les autres enjeux environnementaux ?
C’est un autre sujet sur lequel je me réserve d’écrire un jour. Le « comment » me semblait peu perceptible. Pour preuve, certains ont qualifié mon livre de polémique ou de climatosceptique. Ce n’est pas du tout le cas puisque je reconnais pleinement l’importance extrême du changement climatique. Mais cela montre bien à quel point tout questionnement du primat accordé au changement climatique est mal compris. Il m’apparaissait donc important de procéder d’abord à ce constat, de façon argumentée et à l’aide de faits concrets et d’exemples précis, car il ne me paraissait pas avoir été effectué. Et, en outre, la plupart des acteurs politiques, médiatiques, associatifs, etc., n’en semblaient pas conscients.
Pour en savoir plus
Sainteny G. 2019. Le climat qui cache la forêt – Comment la question climatique occulte les problèmes d’environnement. Rue de l’échiquier, collection L’écopoche. 256 pages.