Le bois mort : Un milieu bien vivant à reconsidérer
Texte : Alexandre Corbeau, Centre d’études biologiques de Chizé (79) Photos (sauf mention contraire) : Alexandre Corbeau Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 308, janvier-février 2018
L’enjeu du bois mort dans les forêts aménagées est une préoccupation importante à laquelle l’ensemble des acteurs impliqués dans la gestion forestière commence à s’intéresser, même si des visions opposées se confrontent. Cet article passe en revue les connaissances disponibles sur l’importance du rôle du bois mort dans les forêts, particulièrement en climat tempéré. En effet, même s’il revêt des natures diverses dans les forêts non jardinées, il est essentiel au bon fonctionnement des écosystèmes forestiers, particulièrement en permettant de nombreux processus biogéochimiques et en influençant la productivité et la structure de la forêt.
Le bois mort n’est pas un élément homogène
Arbres morts, souches, branches tombées au sol… le terme « bois mort » englobe différentes formes ligneuses qui proviennent d’origines variables : principalement de perturbations importantes telles que les maladies, les espèces dites « ravageuses », les incendies ou le stress hydrique [1], mais aussi de perturbations secondaires plus régulières comme les chablis, les épidémies légères ou la sénescence des arbres. Sur pied, il est appelé « chicot » et représente 20 à 40 % du bois mort dans une forêt ancienne non exploitée [2], soit plus du double de celui rencontré dans une forêt aménagée et gérée pour la production trouvée classiquement en Europe occidentale [3]. Le bois mort au sol constitue l’autre type présent dans les forêts.
La structure du réservoir de bois mort (sa répartition au sein des massifs mais également son état de décomposition) est nécessaire au bon fonctionnement des écosystèmes forestiers. Dans une forêt tempérée à évolution naturelle, 11 % des arbres sont morts sur pied et représentent 20 à 40 % du volume ligneux. Dans ces forêts, les pertes de matière – mais aussi de la niche et de la source trophique que représentent les différents types de bois mort – par décomposition sont compensées par un apport naturel régulier de bois mort. [4] Il est essentiel que cet élément soit présent dans tous les milieux et convenablement distribué afin d’assurer la connectivité spatiale et écologique entre les différents réservoirs [1], non seulement pour éviter la fragmentation de cette ressource et de ce milieu particulier, mais aussi pour favoriser les échanges des espèces et la continuité des processus qui lui sont liés.
En plus de cette connectivité spatiale, la connectivité temporelle, dans une forêt tempérée à évolution naturelle, est également importante pour enrichir la biodiversité locale en offrant au fil du temps tous les stades de décomposition5, ainsi que les différents types d’habitats qui leur correspondent. [5] La qualité du bois mort s’estime, en effet, en fonction de sa diversité de calibre et d’essence : de plus gros diamètre en provenance de feuillus, et un temps de décomposition plus long en provenance de conifères. [1] Enfin, la richesse spécifique associée au bois mort augmente avec son volume et varie en fonction de son calibre [6] ; c’est pourquoi sa présence sous forme de petites branches comme de gros arbres est tout autant importante. [7] [8]
Un abri pour la faune
Niche écologique à part entière dans la forêt, le bois mort offre toutes sortes d’habitats et d’abris à la faune. Il sert à la reproduction et l’hivernage, ou comme protection contre les prédateurs, les intempéries, la perte de chaleur et la déshydratation. [2] Les troncs morts sur pied sont utilisés par les cavernicoles dit « primaires » comme les pics [7], qui creusent en premier de grandes cavités qui seront ensuite exploitées par les cavernicoles dit « secondaires » (chouettes, huppes, canards, troglodytes, chiroptères, écureuils, etc.). Amphibiens, reptiles et micromammifères s’abritent pour leur hivernage dans les souches au sol. [6] De même, les cavités remplies d’eau servent à la reproduction de certains amphibiens, et les cavités à terreau (creux situé à l’intérieur de l’arbre qui se remplit de matières organiques en décomposition issues de l’arbre) à des espèces spécifiques, comme le pique-prune (Osmoderma eremita – cf. Le Courrier de la Nature n° 285, p. 27-33). Chaque petit abri issu de cette niche écologique bien particulière (caries, branches mortes, etc.) est utilisé par quantité d’invertébrés (isopodes, myriapodes, diptères, hyménoptères, etc.) et une large partie de la macrofaune forestière.[1] [2]
Le bois mort est également une source de nourriture remarquable et diversifiée pour une faune spécialiste. Tous les stades de décomposition sont exploités : du bois tombé encore vivant utilisé par les organismes xylophages [7], au substrat au sol où s’alimente tout un cortège d’invertébrés (vers de terre, cloportes, etc.) [9] et de bactéries décomposeuses, en passant par le bois en décomposition dont profitent les nombreuses espèces saproxyliques, parmi lesquelles plusieurs coléoptères [9] (cf. Le Courrier de la Nature n° 306, p. 68-71). Les prédateurs de ces espèces en bénéficient aussi indirectement.
De plus, le bois mort est utilisé par certaines espèces pour communiquer et assurer un lien social avec leurs congénères : les oiseaux chanteurs se perchent sur le bois sur pied, les pics y tambourinent, tandis que les troncs au sol deviennent une caisse de résonance pour les gélinottes (Bonasa sp.). [5]
Un support pour la flore et les champignons
Omniprésent sur les sols des forêts non aménagées, où il peut occuper jusqu’à 10 % de la surface [5], le bois mort est un substrat essentiel pour un grand nombre de plantules et de spores. En plus de fournir des nutriments dans l’humus et le terreau produits [2] [5], il retient l’eau et constitue donc un milieu favorable à la germination [2]. Les jeunes pousses échappent ainsi aux toxines du sol, à son acidité, à la dessiccation et à la concurrence d’autres plantes [9]. Il constitue également une protection en hauteur contre les petits herbivores [2]. L’association des plantules avec des mycorhizes spécialistes du bois mort favorise l’apport en nutriments [2]. Enfin, sa présence aux endroits les plus éclairés (car issus de chablis) facilite la germination. [1] [3] On estime ainsi que 94 à 98 % des arbres d’une forêt poussent sur le bois mort ! [2]
Ce substrat unique permet également le développement d’espèces hyperspécialistes ne vivant que dans ce milieu particulier. La présence d’un grand nombre d’espèces protégées y est notable, ainsi que des espèces très spécifiques : des mousses, des fougères, des hépatiques, des lichens, des champignons (polypores, moisissures…), etc. En France, plus de 5 000 espèces de végétaux et de champignons sont associées uniquement au bois mort. [4]
Un maillon clef dans la productivité, la structure de la forêt et dans les processus biogéochimiques
La présence de bois mort est positivement reliée à la productivité des forêts [2], dont il est un excellent indicateur. Il est même utilisé comme indice de bonne gestion forestière en Europe. [10] De plus, comme évoqué précédemment, le bois mort offre des habitats aux prédateurs des xylophages, ce qui le place en bonne position pour jouer un rôle de lutte biologique dans les forêts et ainsi diminuer les pertes dues aux ravageurs (comme les tordeuses ou autres charançons par exemple), même si ce dernier rôle n’est pas encore réellement évalué. [1] De même, souches, troncs, branchages tombés, secs ou pourris, par leur quantité et leur dispersion, façonnent le paysage et influencent l’ensemble de la structure de la forêt : ils permettent, grâce à leurs structures racinaires et aux obstacles qu’ils créent au ruissellement de l’eau, le maintien des microhabitats, la limitation de l’érosion dans les versants, et la perte des nutriments par lessivage des sols [2].
Grâce à toutes les espèces qui lui sont associées (animales, végétales, champignons et bactéries), le bois mort a en outre une forte importance dans les processus biogéochimiques de la forêt et permet le maintien de la qualité du sol et du cycle des nutriments. Ces espèces, décomposant la matière ligneuse, changent sa nature et favorisent en effet la succession des habitats du bois fraîchement mort au bois totalement décomposé, jusqu’à la réinjection des nutriments dans les nouvelles plantules sous forme d’humus et donc jusqu’à la fin du cycle [1] [3]. Les espèces fixatrices qui lui sont associées réalisent la fixation d’une quantité non négligeable d’azote et permettent donc la constitution de réserves nutritives. Lorsque les arbres morts sont ôtés des forêts, la suppression de ces réserves entraîne des carences pour les générations futures d’arbres [1] [2]. Enfin, la présence de bois mort est également capitale à plus grande échelle, car elle favorise la séquestration temporaire du carbone, luttant ainsi contre le réchauffement climatique global [1].
Reconsidérer l’importance du bois mort
Parce qu’il influence des processus se déroulant de l’échelle microscopique jusqu’à l’échelle globale, le bois mort est un enjeu crucial pour les forêts et leur biodiversité. Malgré un léger manque à gagner immédiat pour les forestiers lorsqu’ils n’exploitent pas les arbres fraîchement tombés et n’utilisent pas la surface occupée par ces derniers, ainsi qu’une légère part de risque dans la propagation des feux dans certains types de forêts sèches enclines à des incendies d’origine anthropique, il contribue de façon déterminante au maintien de la biodiversité et à l’équilibre des écosystèmes forestiers tempérés. Au vu de son fort intérêt, de nombreuses préconisations [1] ont été réalisées pour le maintenir et en gérer la quantité, la qualité, la surface et le suivi dans le temps, afin de permettre à chacun d’utiliser au mieux cette ressource naturelle présente dans les forêts.
L’auteur remercie sincèrement Dominique Arsenault pour ses conseils, ses relectures, et son enthousiasme pour la forêt en général.
Références
- Angers, V-A. 2009. L’enjeu écologique du bois mort, Complément au guide pour la description des principaux enjeux écologiques dans les plans régionaux de développement intégré des ressources et du territoire. Direction de l’environnement et de la protection des forêts, Québec, 45 pages.
- Harmon M. E., Franklin J. F., Swanson F. J., Sollins P., Gregory S. V., Lattin J. D., Anderson N. H., Cline S.P., Aumen N. G., Sedell J. R., Lienkaemper G. W., Cromack Jr. K., Cummins K. W. 1986. Ecology of coarse woody debris in temperate ecosystems. Advances in Ecological Research, 15, p. 133-263.
- Kirby K. J., Reid C. M., Thomas R. C. & Goldsmith F. B. 1998. Preliminary estimates of fallen dead wood and standing dead trees in managed and unmanaged forests in Britain. Journal of Applied Ecology, 35, p. 148-155.
- Bouget C. 2007. Enjeux du bois mort pour la conservation de la biodiversité et la gestion des forêts – ONF. RDV techniques 16, p. 55-59.
- Darveau M., Desrochers A. 2001. Le bois mort et la faune vertébrée, état des connaissances au Québec. Université de Laval, 38 pages.
- Jaulin S., Soldati F., Magdalou J. A., Scher A., Barres L., Haguenauer A., Buqueras X., Parés E. 2007. Les vieux arbres et la conservation de la biodiversité du scientifique au gestionnaire – Eléments bibliographiques à propos du lien entre le bois mort et biodiversité. OPIE-LR, Perpignan, p. 107-110.
- Vallauri D., André J., Blondel J. 2002. Le bois mort, un attribut vital de la biodiversité de la forêt naturelle, une lacune de forêts gérées. WWF – Rapport scientifique, 31 pages.
- Gosselin F., Bouget C., Nageleisen L. M. 2004. Réflexions pour mieux gérer le bois mort en faveur de la biodiversité. Forêt entreprise, 155, p. 26-29.
- Dodelin B. 2006. Écologie des coléoptères saproxyliques dans les forêts de l’étage montagnard des Alpes du Nord françaises. Ann. Soc. Entomol. Fr., 42, p. 231-243.
- Nilsson G. S., Niklasson M., Hedin J. Aronsson G., Gutowski J. M., Linder P., Ljungberg H., Mikusinski G., Ranius T. 2003. Erratum to “Densities of large living and dead trees in old-growth temperate and boreal forest”. Forest Ecology and Management, 178, p. 355-370.