La tourbière de Baupte, un enjeu majeur pour les oiseaux
Texte : Bruno Chevalier, secrétaire du Groupe ornithologique normand Régis Purenne, salarié du Groupe ornithologique normand Gérard Debout, président du Groupe ornithologique normand, Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 326, janvier-février 2021
Située dans les marais de Carentan (ou marais du Cotentin et du Bessin) dans la Manche, au cœur d’une Zone de protection spéciale (ZPS) et d’un site Ramsar, la tourbière de Baupte est exploitée industriellement depuis plus de 70 ans. Un arrêté préfectoral du 29 décembre 2006 prévoit que la concession prendra fin en 2026 avec l’arrêt du pompage. Les orientations qui seront prises quant au futur du site seront déterminantes pour la biodiversité qu’il abrite, et cet avenir se joue d’ores et déjà.
Une histoire ancienne
Le site qui abrite la tourbière de Baupte était autrefois connu sous le nom de marais de Gorges, du nom de la commune sur laquelle se trouve l’essentiel de la tourbière. Entourée de collines bocagères (le « haut-pays »), cette vaste zone humide de 2 000 ha inondés en hiver est parcourue par deux ruisseaux et une petite rivière, la Sèves, qui draine les eaux vers l’unique exutoire des 25 000 ha des marais de Carentan, la baie des Veys, connue pour ses phoques veaux marins et ses oiseaux hivernants. La tourbière en tant que telle est une des plus importantes tourbières de plaine d’Europe occidentale, en raison de sa superficie de 900 ha et de l’épaisseur de la tourbe qui atteignait jusqu’à 11 mètres avant son exploitation. Elle s’est formée il y a quelques milliers d’années après la formation de cordons sableux qui ont barré la baie des Veys et empêché les eaux douces de s’écouler. Pendant 5 000 ans, dans les eaux stagnantes ainsi apparues, la végétation s’est accumulée et la tourbe s’est formée.
La tourbe a été utilisée comme combustible pendant les deux guerres mondiales puis exploitée industriellement à partir de 1949 ; Baupte fut l’un des principaux sites d’extraction de tourbe en France, tant par la superficie concernée que par le volume extrait (80 millions de tonnes au total). Cette tourbe servait de combustible pour le chauffage domestique (production de briquettes) et pour une usine d’engrais devenue ensuite agro-alimentaire. Il y a maintenant deux entreprises à Baupte. Arrivée en 2006, Cargill emploie environ 290 personnes et produit des agents de texture et des gélifiants pour les industries alimentaires, cosmétiques et pharmaceutiques.
Le 1er mars 2015, Cargill a cédé à la société La Florentaise l’exploitation de la tourbière pour la production de terreaux. Ce serait la seule activité industrielle (12 salariés) concernée par l’arrêt de l’exploitation de la carrière de tourbe. Actuellement, 10 à 20 millions de m3 d’eau sont pompés par an pour extraire la tourbe à sec en période d’étiage (lorsque les niveaux d’eau sont au plus bas) et sont rejetés en aval, ce qui a eu pour conséquence une minéralisation des terrains tourbeux et un affaissement des terrains périphériques. L’industrie a exploité 450 ha de la tourbière ; ce secteur est entouré de plusieurs marais périphériques eux-mêmes tourbeux, en grande partie agricoles.
Une grande richesse ornithologique
L’extraction de la tourbe a profondément modifié le paysage et le milieu : la tourbière et les prairies tourbeuses qui étaient présentes jusqu’à la Seconde Guerre mondiale ont été transformées et remplacées par un plan d’eau entouré de prairies tourbeuses plus ou moins minéralisées en surface. Des espèces d’oiseaux ont disparu (le combattant varié Calidris pugnax par exemple), mais d’autres ont investi le site qui leur offre de nouveaux milieux et une grande tranquillité ; en effet, l’absence de dérangement est normalement assurée par l’interdiction d’accès au public par arrêté préfectoral comme pour toute exploitation industrielle. Le site étant vaste, les nuisances liées à l’extraction de la tourbe restent très localisées et n’ont pas d’impact significatif sur les oiseaux. Mandaté par la mission scientifique instituée par l’arrêté préfectoral de 2006, le Groupe ornithologique normand (GONm) inventorie et recense les populations d’oiseaux du site.
Un site d’importance internationale
La position de la tourbière, au cœur des marais, entre la baie des Veys et la côte des Havres sur la côte occidentale du Cotentin, sur une voie majeure de migration, explique la présence de nombreux oiseaux (plus de 64 espèces) survolant le site, s’y posant pour une halte migratoire ou hivernant. Ainsi, en migration prénuptiale, plus de 12 000 oiseaux peuvent être simultanément présents, tandis que 14 000 oiseaux hivernent sur le site, dont environ 6 500 canards. La tourbière joue un rôle d’importance internationale pour le canard souchet (Spatula clypeata) : on y compte 6,5 % de la population de la voie de migration est-atlantique et 2 % de la population hivernante du nord de l’Europe (4e site français). La tourbière accueille également 3 % des fuligules milouin (Aythya ferina) hivernant en France.
La liste des oiseaux nicheurs est impressionnante : 51 espèces dont 33 oiseaux d’eau ont été recensés sur la tourbière. En raison de la montée des niveaux d’eau, les limicoles ne se reproduisent plus sur l’emprise industrielle, mais dans les marais périphériques. Quant aux passereaux, 7 des 10 espèces les plus notables voient leurs effectifs s’effondrer depuis 2007 en lien avec la submersion progressive du site d’extraction de tourbe due à la diminution des pompages et, par voie de conséquence, la disparition des roselières et des jonchaies (milieux privilégiés des gorgebleue à miroir, rousserolle effarvatte, phragmite des joncs), sans pouvoir se reporter sur les marais périphériques agricoles. Au total, ce sont 11 espèces nicheuses et 17 non-nicheuses qui sont inscrites à l’Annexe I de la Directive européenne sur les oiseaux.
Consulter le bilan ornithologique de la tourbière de Baupte et des marais périphériques.
Vers un vaste plan d’eau favorable aux oiseaux nicheurs ?
Plus de 70 ans d’exploitation ont abouti à la création d’un vaste plan d’eau sur l’emprise de l’exploitation industrielle mais en ont aussi malheureusement éliminé les hauts-fonds, ces reliefs aquatiques créant des zones peu profondes favorables aux oiseaux d’eau. Avec l’arrêt des pompages en 2026, la profondeur du plan d’eau croîtra encore davantage, et il ne sera dès lors que très peu utilisable par les nicheurs, même si les boisements alentours, qui ont permis l’installation d’une exceptionnelle colonie d’oiseaux d’eau, devraient se maintenir. Outre cette augmentation de la profondeur du plan d’eau actuel, l’arrêt des pompages entrainera la submersion de toute l’emprise de l’exploitation et la formation d’un grand plan d’eau de 730 ha qui recouvrira l’ancienne exploitation et, en partie, les marais périphériques.
Ces marais périphériques deviendront alors un enjeu majeur car leur ennoiement peu profond permettra à de nombreux oiseaux de nicher : anatidés, limicoles, mouette rieuse, passereaux paludicoles, etc. Ainsi, au printemps 2020, la submersion prolongée de ce secteur – due à la diminution des pompages et aux fortes pluies hivernales – a permis la reproduction de la sarcelle d’été, du canard souchet et de la sarcelle d’hiver, mais aussi de la marouette ponctuée et des limicoles : ceci préfigure le potentiel de ces marais périphériques au terme de l’exploitation du site d’extraction en 2026. Voilà le scenario favorable à la biodiversité.
Mais … ! car il y a un « mais ». Les quelques 300 ha de marais périphériques voués à la submersion comprennent des terres agricoles, qui seront rendues difficilement exploitables. Une étude confiée à la Chambre d’agriculture de la Manche en 2007 avait exploré la piste d’un échange de propriété préventif : avec l’aide de la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural, le projet proposait aux agriculteurs d’échanger la propriété de leurs parcelles avec celle d’autres terres situées dans le bocage (d’ailleurs beaucoup plus fertiles), qui seront épargnées par le futur ennoiement. Malheureusement, les agriculteurs n’ont pas suivi cette piste et ont préféré attendre. Le risque est qu’en 2026, ils demandent de poursuivre le pompage, de pomper sans fin pour continuer leur exploitation agricole, privant les populations d’oiseaux nicheuses de la possibilité de se reporter sur les marais périphériques une fois privées de leurs sites de nidification dans l’ancien site d’extraction.
La direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de Normandie s’était engagée en 2013 dans une phase d’évaluation envisageant la création d’une réserve naturelle nationale (RNN) comprenant l’ancien site d’extraction et une partie des marais périphériques qui seront partiellement ennoyés : le site est le premier projet de RNN listé par la Stratégie nationale de création d’aires protégées pour la Basse-Normandie. L’avenir ornithologique du site dépend totalement de cette démarche administrative qui garantirait de nouveaux habitats refuges pour les oiseaux nicheurs.
Or, à la grande inquiétude du GONm, la Dreal a rapidement renoncé à travailler activement sur ce projet en raison de l’opposition locale. La Florentaise prévoit de demander une prolongation d’exploitation, voire une extension, ce qui conduirait le préfet à prolonger les pompages… et la Dreal attend ! Elle attend de voir comment se stabiliseront les niveaux d’eau alors que de multiples études l’ont déjà montré ; elle attend aussi de voir comment réagiront les agriculteurs, ce qui n’est pas bien difficile à prévoir. La seule solution favorable à la biodiversité, et aux oiseaux particulièrement, est l’arrêt des pompages ainsi que la création d’une réserve naturelle englobant l’ancien site d’extraction et les marais périphériques : toute autre option serait une trahison des engagements de l’État en particulier envers l’Union européenne (la tourbière étant située dans une ZPS) et envers la communauté internationale (site Ramsar).