La culture des plantes au Moyen Âge : Hildegarde de Bingen, une femme au savoir précurseur
À l’occasion d’une conférence sur la culture des plantes au Moyen Âge, plusieurs intervenants ont proposé une lecture critique des savoirs de l’époque. Même si l’on considère aujourd’hui que les connaissances étaient alors lacunaires, voire fantaisistes, force est de constater que l’on reconnaissait néanmoins l’importance de la nature, dont l’humain faisait partie. De nombreuses connaissances ont pu perdurer jusqu’à nos jours par les écrits, notamment ceux d’Hildegarde de Bingen.
Texte : Joëlle Ducos, professeure de français médiéval à Sorbonne université, Yoan Boudes, doctorant à Sorbonne université, Alice Laforêt, archiviste-paléographe et conservatrice à la Bibliothèque nationale de France, Laurence Moulinier-Brogi, professeure à l’université de Lyon II, Fleur Vigneron, maîtresse de conférences à l’université de Grenoble. Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 324 septembre-octobre 2020
Le savoir sur les plantes au Moyen Âge est assurément l’un des plus vulgarisés dans les reconstitutions des jardins des simples ou par les enluminures nombreuses qui représentent fleurs et végétaux. Mais la plante est sans doute l’un des objets naturels qui amène le plus la confrontation entre le savant et la « gent commune », dans des échanges entre savoir hérité et lettré et connaissances nées de l’observation, entre usages latins et pratiques du vernaculaire. S’élabore ainsi une culture des plantes, définie comme le faisait l’anthropologue Jack Goody comme « le rapport des usages pratiques et symboliques des fleurs dans les diverses sociétés humaines, la comparaison de ces usages et un questionnement sur les déterminations matérielles et culturelles dans les plantes ». [1] Une journée de conférences s’est intéressée à cette approche livresque de la plante. La culture botanique se construit en effet comme la majorité des savoirs à cette époque : par une lecture de textes plutôt qu’une observation première. Elle est en ce sens dans la droite ligne de toute la pensée médiévale, où un texte a raison face à l’expérience du réel, avec des autorités toujours citées, avec une belle régularité : Dioscoride, le De plantis attribué à Aristote, Pline l’ancien, Galien, Avicenne par exemple. Mais, à la différence d’autres cultures, elle se confronte à une saisie empirique et à une volonté de représenter la plante : d’où les nombreux manuscrits accompagnés très tôt d’images de plantes très différentes des enluminures, souvent dans la page comme illustration d’un développement.
Hildegarde de Bingen (1098-1179), religieuse et femme de lettres, fut considérée comme la première naturaliste d’Allemagne, autrice de plusieurs ouvrages de médecine inspirée par les savoirs vernaculaires et les connaissances sur les plantes, ainsi que d’une description toute personnelle de plantes et animaux, toujours dans une visée thérapeutique. La création actuelle de nombreux jardins de simples dans les abbayes ou même les châteaux médiévaux est révélatrice de l’image de la médecine médiévale reposant sur un usage des plantes. De fait, la pharmacopée utilisait alors avant tout les produits les plus facilement disponibles, plantes cultivées ou sauvages, proches ou plus lointaines auxquelles il faudrait ajouter aussi toutes sortes d’autres ingrédients, dont des substances animales. Ainsi, c’est l’image d’une religieuse herborisant qui est retenue et largement diffusée dans des livres et des conférences comme dans des produits dérivés. Les initiatives et publications autour d’une Hildegarde « naturopathe » sont désormais légion, et il est significatif qu’elles soient souvent dotées de titres affichant clairement la joie d’avoir trouvé dans une œuvre du XIIe siècle les armes pour lutter contre les maux du nôtre. Outre son œuvre mystique célèbre par ses visions, elle composa aussi une encyclopédie naturelle, connue aujourd’hui sous le nom de Physica, dans laquelle l’univers des plantes occupe une place très importante. Gros de 230 chapitres consacrés à autant de plantes (dans Patrologia Latina, l’édition publiée par Migne en 1855), le Liber de plantis, première section de la Physica, reflète un savoir botanique étendu, qui fait de nos jours l’objet d’un mouvement de redécouverte enthousiaste. La condition de moniale, puis d’abbesse, de son autrice est sans doute à l’origine d’un tel savoir : le monastère bénédictin n’allait pas sans jardin. Hildegarde manifeste toutefois un savoir pharmaco-botanique qui dépasse le cadre somme toute assez étroit du jardin du cloître ; quoi qu’elle en dise officiellement sans doute pour complaire à une époque où le savoir est d’abord clérical et masculin, l’abbesse eut de toute évidence des lectures, qu’elle avait soin de cacher pour donner un traitement original de ses sources. Certaines de ses connaissances scientifiques ou médicales sont donc à mettre au compte de ses prédécesseurs ; mais il n’est pas exclu pour autant qu’Hildegarde ait eu recours à l’observation personnelle. Reste à déterminer dans quelle mesure, et à tâcher de voir si toutes les innovations qu’on lui prête aujourd’hui – et avec quelle admiration ! – dans le domaine de la pharmaco-botanique, sont réellement à attribuer à Hildegarde : par sa matière même, la Physica originelle se présentait comme une œuvre ouverte, propice aux ajouts et aux interpolations, et certaines informations qui y sont contenues, apparemment radicalement nouvelles pour l’Occident du XIIe siècle, ont fort bien pu y être portées au XIIIe, voire au XIVe siècle, par des continuateurs de l’œuvre de Hildegarde.
Un monde végétal omniprésent
L’environnement local occupe une place importante dans la « science naturelle » de l’abbesse, ce qui est particulièrement sensible à propos du monde végétal : on a écrit que Hildegarde « élargissait l’univers botanique européen lui-même », par ses observations de nouvelles plantes indigènes, et il est vrai que les plantes sauvages locales dominent largement le Liber primus, remarquable par le nombre d’espèces qui y sont désignées dans la langue vernaculaire ; cette idée est confortée par les nombreuses médications à base de suc ou de feuilles fraîches préconisées par Hildegarde (ou inversement, par les substituts qu’elle propose en période hivernale), qui impliquent que les plantes devaient pouvoir être cueillies sur place.
Mais il n’est pas exclu cependant qu’Hildegarde n’ait eu qu’une connaissance indirecte de certains végétaux. La présence importante de plantes médicinales exotiques dans son livre pourrait à première vue plaider en faveur de cette dernière hypothèse, mais John Riddle [2] a montré que la plupart de ces substances, y compris les drogues récemment découvertes à l’Est et inconnues de l’Antiquité comme le camphre, étaient disponibles en Occident dès le Haut Moyen Âge. Remarquons toutefois d’une part qu’elle y évoque également des substances dont l’introduction en Occident est alors très récente, comme la noix de muscade, le sucre ou le cubèbe, pour lesquelles la connaissance du nom, par les livres, a pu précéder celle de la chose, et d’autre part que même au sujet d’une substance connue de longue date comme le poivre, un recours à la littérature antérieure reste possible.
Hildegarde se situe en effet dans une perspective médicale. Elle énonce certes d’abord la valeur nutritive des plantes, voire leurs emplois magiques possibles, mais c’est leur utilité pour la médecine qui la retient au plus haut point, et c’est en général un jugement sur la valeur de la plante dans cette optique qui conclut chaque chapitre. Bien qu’elle ne cite aucune autorité et ne mentionne qu’en deux endroits les « médecins », Hildegarde eut des lectures. Un savoir empirique dont il est difficile de faire la part côtoie dans son œuvre des informations puisées, directement ou non, à des sources très différentes, bibliques, antiques et médiévales. Elle semble égale- ment connaître le premier de ses devanciers allemands en matière de botanique : plusieurs endroits de la Physica s’accordent avec l’Hortulus de Walahfrid (808-849), qui chantait les louanges des vertus thérapeutiques de 23 plantes recommandées par le Capitulaire de Villis (manuscrit carolingien), montrant ainsi sa familiarité avec de nombreux auteurs médicaux anciens tels Dioscoride, Pline, Galien, Celse, etc. Comme lui, Hildegarde vante par exemple les vertus de la rose, recommande l’emploi du marrube pour lutter contre la toux, le mal de gorge et en cas d’entrailles malades, et préconise une médication à base de rue « si quelqu’un a mangé quelque chose qui le fait souffrir ». Une sorte de menthe, le pouliot (Mentha pulegium), est une véritable panacée pour Walahfrid comme pour Hildegarde – qui estime que cette plante contient en elle les vertus de quinze autres « herbes » – et tous deux la recommandent pour purger l’estomac. Enfin, l’abbesse rejoint encore le savant bénédictin quand elle conseille l’absinthe en cas de mal de tête, les racines d’iris imprégnées de vin contre les calculs ou la sauge sclarée contre les douleurs d’estomac. Qu’Hildegarde ait introduit dans son œuvre des informations autres que celles que pouvait lui fournir son expérience personnelle n’enlève rien à l’originalité de son savoir médical, et on lui devrait par exemple une des premières mentions de l’utilisation du mercure en dermatologie, un des premiers témoignages de l’utilisation de la muscade ou du camphre en médecine, ou encore un développement consacré aux champignons tout à fait remarquable pour l’époque dans l’Occident médiéval.
La pharmacopée d’Hildegarde est avant tout végétale, mais cette surreprésentation est tout à fait caractéristique de la médecine de son époque, de même que les formes des préparations qu’elle recommande : décoctions, pilules, onguents, électuaires, collyres, etc. — cela dit, non seulement elle n’indique que très exceptionnellement les quantités mais elle ne précise même pas toujours quelle partie de la plante utiliser. Ce qui n’enlève rien au fait qu’elle connaît un nombre de drogues végétales tout à fait remarquable pour son temps, et que son œuvre se distingue par le nombre élevé de plantes locales qui y ont droit de cité : il y aurait dans la Physica plus de 100 espèces indigènes, pouvant être cueillies sur place (dans le détail, 68 espèces indigènes sauvages et 38 types de plantes médicinales locales cultivées, contre 26 espèces de plantes médicinales exotiques, auxquels il faut ajouter 46 légumes, 8 céréales et 5 plantes d’agrément). Cette œuvre est de toute évidence, comme tant d’autres, une pharmacopée stratifiée, rassemblant des connaissances étalées sur divers siècles, et les informations puisées par Hildegarde chez ses prédécesseurs y côtoient celles qu’ajoutèrent ses continuateurs. Impossible, dans ces conditions, de soutenir sans réserve la thèse d’une abbesse totalement « en avance sur son temps » par ses « intuitions géniales » : rien ne nous empêche d’admirer la femme qui fut à l’origine d’un tel ouvrage, mais cela ne doit pas nous empêcher de le regarder de près, dans toute sa complexité, notamment à propos des simples.
Les plantes exotiques
La connaissance des plantes au Moyen Âge ne se borne pas à celles du quotidien. Les rivages lointains et la flore qui s’y épanouit suscitent l’intérêt des naturalistes médiévaux. Leur description figure dans les grandes compilations encyclopédiques réalisées au cours du XIIIe siècle : Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, Speculum naturale de Vincent de Beauvais, De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais, où les sources antiques sont confrontées à d’autres plus récentes, telles que les premières traductions de la pharmacopée arabe, les textes d’Avicenne et de Constantin l’Africain, ou l’Histoire orientale de Jacques de Vitry, qui elles aussi font mention de végétaux dont l’Occident médiéval n’est pas le berceau.
Si Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, dédiait bien un chapitre en particulier aux arbres exotiques, ce n’est pas le cas dans les ouvrages médiévaux, qui divisent le plus souvent leur propos entre arbres « communs » et arbres « aromatiques », soit fruitiers et non fruitiers. Néanmoins, derrière cette dénomination d’arbre « aromatique », très commune dans les textes, se dissimule une première manière de classer les arbres exotiques, poussant dans des contrées lointaines et que l’on connaît surtout par leurs produits aux propriétés odoriférantes – bois, résine ou graines. La précision de l’origine géographique de l’essence évoquée joue le rôle de subdivision de second niveau et permet d’identifier rapidement qu’il s’agit d’une catégorie à part. En effet, tandis que les arbres « d’Inde », « d’Orient », « d’Égypte » ou « d’outremer » sont nombreux dans les textes, les arbres communs, poussant en Occident, ne se voient que très rarement qualifiés d’une mention de provenance.
Les arbres du paradis terrestre étant la matrice fondamentale de description des arbres exotiques, des analogies avec cette flore biblique émaillent les descriptions des arbres d’Inde et d’Arabie. Les naturalistes médiévaux doivent composer avec l’importante dimension symbolique de ces végétaux. L’arbre exotique porte en lui une part du jardin d’Éden dans l’imaginaire médiéval. La merveille biblique n’est donc jamais loin des textes botaniques, qui relatent que l’arbre à baume (baume de Judée, Commiphora opobalsamum L.) ne pourrait être cultivé que par des chrétiens, tandis que les fruits d’un arbre d’Inde, les pommes d’Adam (que l’on peut identifier au cédratier, Citrus medica L.), porteraient dans leur écorce la marque des dents du premier homme en souvenir du péché originel. Ce caractère merveilleux n’est en rien un obstacle à une démarche de description raisonnée de la flore exotique, qui bénéficie parfois de descriptions bien plus minutieuses que pour des végétaux communs, dans une démarche de recensement le plus exhaustif possible des propriétés des réalités naturelles.
L’observation d’un savoir animal
Généralement, au Moyen Âge, on distingue clairement règne animal et règne végétal. Plantes et bêtes apparaissent bien souvent comme deux entités parallèles, comprises au sein de la Création, et servant d’appui utile pour des discours volontiers analogiques sur l’humain et sa place dans l’univers. Sujets de discours de savoir qui se situent à la frontière entre plusieurs compétences ou disciplines (médecine, pharmacologie, agronomie, physique et métaphysique, diététique), qui ont pour point commun de ne jamais constituer un domaine d’études véritablement autonome, bêtes et plantes se donnent donc d’abord à lire côte à côte, comme deux objets du monde indépendants mais volontiers articulés entre eux. Pourtant Yoan Boudes, doctorant de Sorbonne université, a démontré les échanges et les hybridités dans des « éco-logiques du savoir et des plantes ». Plantes et bêtes participent à des milieux, à des écosystèmes qu’ils ont en commun et que le Moyen Âge a su illustrer, mettre en textes et en images. Les bestiaires abordent par exemple la relation de protection qu’entretient la colombe avec l’arbre peredixion, un végétal fabuleux censé la protéger du dragon tant qu’elle demeure dans son ombre. Les oiseaux sont d’ailleurs souvent mis en scène dans l’harmonie naturelle et cosmique qu’ils entretiennent avec les plantes : le paon, nous dit l’encyclopédiste Jean Corbechon traduisant un texte latin à la demande du roi Charles V, perd et prend son plumage au même rythme que les arbres leur feuillage. Le motif de la reverdie, un genre poétique qui évoque un temps printanier fait de chants d’oiseaux, de végétation verdoyante, et d’amour naissant, joue également à esthétiser cette relation dynamique et heureuse entre la faune et la flore, comme dans l’ouverture de Regnault et Jeanneton de René d’Anjou : toute la nature y fonctionne en synergie, en harmonie et déploie un rythme qui lui est propre, mais qui est partagé par tous ses constituants. La sculpture ou l’enluminure savent d’ailleurs exploiter cette logique de la vie naturelle dans les motifs qu’elles déploieront.
Nommer pour connaître
Au Moyen Âge, l’origine des mots est considérée comme déterminante pour connaître la nature des choses : le mot du fait de son origine a une relation effective avec la chose (res, en latin) qu’il désigne : connaître le nom et son étymon, c’est connaître les res et la nature. Cette conception a été largement développée par Isidore de Séville (vers 560-636), écrivain lu, copié et compilé constamment pendant le Moyen Âge. La botanique qui souvent repose sur des listes, associées ou non à des images, est évidemment l’un des savoirs qui fait appel à cette étymologie qui imprègne le monde médiéval. L’origine du mot motive l’appellation. Elle oriente ainsi la représentation de la plante. Les rapprochements phonétiques ou par la cause fonctionnent comme autant de moyens mnémo-techniques pour les propriétés vraies ou fausses de la plante. Ainsi s’explique l’usage fréquent de l’étymologie par l’exégèse : le nom expliquerait les propriétés de ce qu’il désigne.
Cependant, l’ouvrage d’Isidore de Séville ne contient qu’une petite partie des plantes connues au Moyen Âge. La traduction latine de Dioscoride dès le VIe siècle, la compilation de Macer Floridus au XIe siècle ainsi que de nombreux traités médicaux, comme le Tacuinum sanitatis, d’origine arabe et traduit deux fois en latin (XIIIe puis XIVe siècle) enrichissent considérablement la liste des plantes répertoriées. Mais c’est l’œuvre d’Albert le Grand (vers 1206-1280), le De vegetabilibus qui accroit la connaissance des plantes et structure une modalité de leur description. Il affirme dans les sept livres de son traité la nécessité de combiner la connaissance des livres et l’observation, d’où un examen des plantes de sa région et non des exotiques. Il y distingue les partes integrales essentiales (la sève par exemple), les partes accidentales essentiales (racines, nœuds, veines, moelle, écorce et bois) et les partes accidentales non essentiales (feuilles, fruits, fleurs graines). Il s’agit de reconnaître, mais aussi de comprendre comment la plante vit ; on parle souvent de « physiologie végétale » à son propos.
On pourrait penser que l’étymologie disparaît dans cette approche bien plus complète de la plante. De fait, elle reste présente car elle fait partie d’un élément obligatoire de la description, mais son usage devient moins systématique à partir du XIIIe siècle alors que la connaissance botanique progresse considérablement. L’étymologie sert alors moins de moyen de description et de connaissance que de repérage et de mémorisation, à la manière d’un glossaire. Le nom devient mode de référencement, ce qui fait perdre sans doute la finalité de l’étymologie isidorienne mais annonce les classifications où autour d’un même nom latin, s’organisent des dénominations encore latines mais parfois vernaculaires.
La réflexion scientifique médiévale elle-même se plaît à interroger ces formes de l’entre-deux, aux résonances diverses sur la pensée de l’époque. Ainsi, bestiaires mais aussi traités théologiques ou scientifiques questionnent la nature de la bernache, cette oie des marais censée naître de la putréfaction du bois humide : végétal, animal, hybride ? La bête y est, quoi qu’il en soit, un animal frontière, signe d’une possible porosité des règnes du vivant, dont le mystère agitera encore le XVIIe siècle. De plus, au-delà de ce rapport harmonieux et « biotopique », l’animal médiéval fait aussi montre d’une « culture des plantes » parallèle à celle de l’humain, comme le dévoile la belette. En effet, Hildegarde de Bingen mentionne dans la Physica sa capacité à ramener à la vie ses petits mort-nés grâce à une herbe qu’elle sait reconnaître et utiliser. Or, nous précise-t-elle, « cette herbe est inconnue (ignota est) de l’homme ». Mais l’exemple trouve une plus belle expression encore dans le Lai d’Eliduc de Marie de France, où l’histoire permet de résoudre le nœud de l’intrigue. Le constat, par l’héroïne, de cette capacité de la belette, dont elle se servira à son tour pour ranimer l’amante de son mari, y est tout à la fois spectacle merveilleux, moment d’apprentissage et premier pas vers une meilleure connaissance du divin et une conversion. Ce qui est proposé ici, c’est peut-être donc un mode d’être au monde, une certaine attention au reste des créatures. L’animal y est détenteur d’un savoir et d’une connaissance du monde naturel, l’humain n’est donc pas seul à exploiter son environnement, dont il est partie intégrante et constitutive.
Toutefois, cette vision d’une nature connue par les animaux et les hommes n’est qu’esquissée, l’être humain, au Moyen Âge, étant considéré comme celui qui est de la filiation d’Adam, nommant animaux et plantes et ayant ainsi la supériorité du langage sur l’animal : il parait ainsi supérieur à toute autre création, même si créé lui-même, il fait partie de l’univers conçu par Dieu et même si le désir de savoir a provoqué sa chute. La période médiévale témoigne ainsi de cette tension entre un désir de connaissance et de maîtrise de la nature et une conscience de l’homme comme partie intégrante du monde naturel.
Pour en savoir plus
À propos d’Hildegarde de Bingen :
• Sur la terre comme au ciel. Jardins d’Occident à la fin du Moyen Âge. 2002. Éditions de la Réunion des musées nationaux.
• Moulinier-Brogi L. 1993. « Hildegarde de Bingen, les plantes médicinales et le jugement de la postérité : pour une mise en perspective ». Les plantes médicinales chez Hildegarde de Bingen. Gent, Belgique. pp.61-75.
• Moulinier-Brogi L. 1989. « La botanique d’Hildegarde de Bingen », Médiévales n°16-17, Plantes, mets et mots. Dialogues avec André-Georges Haudricourt. Sous la direction de Sabban F., Redon O. et Jacquesson F. pp. 113-129.
Textes des VIe-VIIe siècles :
• Isidore de Séville. Étymologies (590-636). Traduction Les Belles Lettres. Livre XIV : De Terra, 2011 ; Livre XV : De aedificiis et agris, 2016 ; Livre XVII : De rebus rusticis, 1981.
Textes d’Hildegarde de Bingen, XIIe siècle :
• Liber divinorum operum simplicis hominis : Le livre des oeuvres divines (1163-1174). Traduction de Gorceix B. 1989. Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes ».
• Le Livre des subtilités des créatures divines ou Physica. 1151-1158. T. I : Les plantes, les Éléments, les pierres, les métaux ; T. II : Arbres, poissons, animaux, oiseaux. Traduction de Monat P. et Million J. 1993-1996.
• Les causes et les remèdes (Liber compositae medicinae. Causae et curae). Traduction de Monat P. et Million J. 2005.
Textes du XIIIe siècle :
• Albert le Grand. De vegetabilibus, libri VII, Historia naturalis (1256-1257). 1867. Éd. Meyer E. et Jessen C.
Références
- Goody J. 1994. La culture des fleurs. Éd. du Seuil. 160 p.
- Riddle J. M. 1965. « The Introduction and Use of Eastern Drugs in the Early Middle Ages ». Sudhoffs Archiv 49. pp. 185-198.