Il y a deux cents ans, l’apogée de la diversité des girafes
Texte : Alexandre Hassanin et Alice Petzold, Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB) Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 327, mars-avril 2021
La girafe fascine depuis longtemps les peuples du Nord (Européens, Chinois, Perses, etc.) tant par sa taille que par son allure si particulière. Cette fascination a débuté dès l’époque antique, lorsque Jules César ramena d’Égypte une girafe qu’il fit combattre à Rome contre des lions. Le Nil étant une voie d’accès privilégiée vers l’Afrique subsaharienne, les sultans égyptiens offrirent plusieurs girafes vivantes aux monarques européens, comme Frédéric II (vers 1240) ou Laurent de Médicis (en 1487). Malgré ces cadeaux diplomatiques extraordinaires, peu d’Européens savaient alors à quoi ressemblait véritablement la girafe. En Italie, des représentations très fidèles ont été peintes dès le XVe siècle, mais ailleurs en Europe l’animal restait très imaginé, comme le montre l’illustration démesurée et très approximative publiée par Georges-Louis Leclerc de Buffon en 1776.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, l’exploration de l’Afrique subsaharienne par les scientifiques européens fit considérablement progresser nos connaissances sur les girafes. De ses voyages dans le sud de l’Afrique (1780-1785), l’explorateur François Levaillant rapporta les premiers éléments matériels destinés aux scientifiques, à savoir des peaux et des os de girafes. Mais à cette époque, la girafe était encore méconnue du grand public. En France, cette situation changea radicalement le 23 octobre 1826, lorsqu’une girafe vivante, offerte au roi Charles X par le pacha d’Égypte Méhémet Ali, accosta à Marseille. Quelques semaines après son arrivée, cette girafe, aujourd’hui connue sous le nom de Zarafa, marcha pendant 41 jours en direction de Paris en compagnie du zoologiste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Arrivée le 30 juin 1827 à Paris, elle fut ensuite hébergée pendant plus de 17 ans à la Ménagerie du Jardin des plantes où elle déclencha une véritable « zarafamania ». [1] En 1827, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire comprit très vite que cette girafe capturée dans la région du Sennar (actuel Soudan) était différente des girafes du sud de l’Afrique collectées par François Levaillant et Pierre-Antoine Delalande. À l’époque, il considéra d’ailleurs qu’il s’agissait là de deux espèces distinctes, mais ses observations tombèrent dans l’oubli et finalement les scientifiques ne reconnurent qu’une seule espèce de girafe, Giraffa camelopardalis. Il faudra attendre longtemps pour que des chercheurs s’interrogent à nouveau sur le nombre d’espèces de girafes, grâce au séquençage de leur ADN.
Ni une, ni six, ni quatre, mais trois espèces de girafe !
Depuis 2007, plusieurs études génétiques se sont intéressées aux girafes. Les données produites ont révélé une diversité moléculaire bien plus élevée qu’attendue pour une seule espèce et certaines études ont conclu à l’existence de plusieurs espèces de girafes sans qu’il y ait de consensus sur leur nombre : au moins six selon David M. Brown et son équipe en 2007 [2], quatre d’après l’équipe d’Axel Janke en 2016 [3] et trois selon l’étude publiée par Alice Petzold et Alexandre Hassanin en 2020 [4]. Comment expliquer ces divergences ? Il s’avère que l’histoire évolutive des girafes est tout aussi complexe que celle des humains (espèces du genre Homo). La raison principale est liée aux oscillations climatiques du Pléistocène. Depuis 2,6 millions d’années, le climat de la Terre alterne entre des périodes glaciaires et des périodes interglaciaires, et l’amplitude de ces oscillations a augmenté lors du dernier million d’années, les cycles se succédant tous les 100 000 ans. [5] Au cours des périodes glaciaires, les forêts régressent en raison d’une aridité accrue alors qu’a contrario les habitats ouverts comme la savane s’étendent. Au cours des périodes inter- glaciaires, le phénomène inverse se produit, c’est-à-dire que les milieux ouverts régressent au détriment des forêts. Par ailleurs, le niveau des océans s’élève en raison des températures plus élevées, alors que l’augmentation des précipitations favorise le développement des réseaux hydrographiques. Or les girafes affectionnent les habitats de savane arborée, et les fleuves et les rivières représentent de véritables barrières limitant fortement leur dispersion. Ainsi, les changements climatiques du Pléistocène ont eu des conséquences sur la répartition géographique des populations de girafes. Certaines populations ont été isolées, ce qui a occasionné des événements de spéciation. D’autres populations, bien qu’isolées pendant une longue période, ont pu de nouveau se croiser lors de périodes climatiques plus favorables. Ainsi, en testant un grand nombre de méthodes moléculaires de délimitation d’espèces, l’étude récente de Petzold et Hassanin [4] a montré que trois espèces peuvent être distinguées au sein du genre Giraffa : la girafe du Nord (G. camelopardalis), présente dans la zone soudano-sahélienne et la partie nord de l’Afrique de l’Est (Somalie, nord Kenya) ; la girafe Masaï (G. tippelskirchi) répartie au sud du Kenya, en Tanzanie et au nord-est de la Zambie ; et la girafe du Sud (G. giraffa) trouvée au sud de l’Angola, de la Zambie, du Zimbabwe et du Mozambique, en Namibie, au Botswana et au nord de l’Afrique du Sud.
Au moins dix sous-espèces de girafe au XIXe siècle
Plus récemment, des données génétiques ont été obtenues sur plusieurs spécimens des collections du Muséum national d’histoire naturelle et d’autres muséums européens [6], dont les girafes du Cap ramenées par les explorateurs Levaillant (1797) et Delalande (1822), la célèbre Zarafa provenant de la région du Sennar, ainsi que deux girafes du Sénégal collectées par le général Girardin en 1830.
L’intégration des spécimens de musée dans les analyses génétiques (cf. n° 320, p. 40 à 45) a permis de proposer une nouvelle classification des girafes : les trois espèces sont subdivisées en plusieurs sous-espèces. La girafe du Nord (espèce G. camelopardalis) compte désormais six sous-espèces et il apparaît que la sous-espèce de Nubie (G. c. camelopardalis), à laquelle appartenait Zarafa, est bien distincte de la sous-espèce de Rothschild (G. c. rothschildi). Par ailleurs, une nouvelle sous-espèce (G. c. senegalensis) a été décrite à partir des spécimens du Sénégal collectés au XIXe siècle. La girafe Masaï (espèce G. tippelskirchi) présente deux sous-espèces, G. t. tippelskirchi au nord et G. t. thornicrofti au sud. La girafe du Sud (espèce G. giraffa) est aussi divisée en deux sous-espèces, G. g. giraffa à l’ouest et G. g. wardi à l’est.
Cette nouvelle classification révèle que deux sous-espèces se sont éteintes en l’espace de deux cents ans. La girafe de Nubie a très probablement disparu au XIXe siècle, même s’il reste un infime espoir d’en retrouver des représentants dans une zone frontalière entre le Soudan, le Soudan du Sud et l’Ethiopie au nord des rivières Sobat et Baro. Les dernières girafes du Sénégal et des pays voisins ont été tuées dans les années 1970. Les effectifs des sous-espèces de la girafe du Nord et leurs répartitions géographiques ont par ailleurs fortement régressé en deux cents ans. Comme souvent en matière de biodiversité, ce sont les comportements humains qui sont responsables de cette situation (braconnage, compétition avec les agriculteurs pour l’accès aux ressources, guerres, le tout amplifié par la croissance démographique humaine), sans oublier le bouleversement climatique anthropique, dont l’accélération risque, à plus ou moins long terme, d’être fatal aux populations en déclin, qu’il s’agisse des girafes ou de toute autre espèce sauvage.
Article rédigé en hommage à la mémoire de notre collègue et ami, Jacques Rigoulet.
Références
- Rigoulet J. 2012. Histoire de Zarafa, la girafe de Charles X. Bulletin de l'Académie Vétérinaire de France Tome 165, n° 2, p. 169-176.
- Brown D.M., Brenneman R.A., Koepfli, K.P., et al. 2007. Extensive population genetic structure in the giraffe. BioMed Central Biology 5:57. 13 pp.
- Fennessy J., Bidon T., Reuss F., et al. 2016. Multi-locus analyses reveal four giraffe species instead of one. Current Biology Vol. 26, Issue 18, p. 1-7.
- Petzold A., Hassanin A. 2020. A comparative approach for species delimitation based on multiple methods of multi-locus DNA sequence analysis: A case study of the genus Giraffa (Mammalia, Cetartiodactyla). PLoS ONE 15(2): e0217956.
- Willeit M., Ganopolski A., Calov R., et al. 2019. Mid-Pleistocene transition in glacial cycles explained by declining CO2 and regolith removal. Science Advances 03 Vol. 5, n° 4 eaav7337, 8 pp.
- Petzold A., Magnant A.S., Edderai D., et al. 2020. First insights into past biodiversity of giraffes based on mitochondrial sequences from museum specimens. European Journal of Taxonomy n° 703, 33 pp.