Ichtyologie : 250 ans d’évolution des poissons migrateurs en France

Saumon atlantique franchissant un obstacle. Photo : Samuel Jouon
Texte : Marie-Line Merg et Jérôme Belliard, ingénieurs de recherche en hydroécologie, Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE)

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 327, mars-avril 2021

Par leur cycle biologique original, les poissons grands migrateurs constituent un patrimoine écologique et culturel remarquable ; en outre, certaines de ces espèces représentent encore de nos jours une ressource alimentaire et économique importante. Plus encore, ces espèces, dont la survie dépend des possibilités de circulation dans les cours d’eau, sont aujourd’hui considérées comme un indicateur de la continuité écologique des milieux aquatiques. Une étude récente [1] retrace l’évolution de leurs populations en France depuis 250 ans.

Les espèces de poissons grands migrateurs, également appelés migrateurs amphihalins, effectuent des migrations entre les milieux d’eau douce et d’eau salée afin d’accomplir leur cycle biologique, sur des distances pouvant atteindre plusieurs milliers de kilomètres en mer et plusieurs centaines de kilomètres en eau douce. Certaines de ces espèces, dites thalassotoques, se reproduisent en mer et réalisent leur croissance en eau douce : c’est le cas par exemple de l’anguille européenne (Anguilla anguilla), du flet (Platichthys flesus) ou du mulet porc (Chelon ramada). À l’inverse, les espèces dites potamotoques se reproduisent en rivière et réalisent leur croissance en mer : c’est le cas notamment du saumon atlantique (Salmo salar), de l’esturgeon européen (Acipenser sturio), des aloses (Alosa alosa, A. fallax, A. agone), de la lamproie marine (Petromizon marinus) et fluviatile (Lampetra fluviatilis).

Des fleuves français jadis largement colonisés

Il y a plusieurs siècles, les grands fleuves français étaient largement colonisés par les migrateurs amphihalins : on estime que 15 espèces occupaient alors les cours d’eau de France métropolitaine. Comment leurs populations étaient-elles géographiquement réparties ? Pour répondre à cette question, les chercheurs ont traqué les données signalant leur présence dans un large éventail de sources historiques, comprenant différents types d’archives publiques liées à la pêche et aux stocks de poissons, de la littérature scientifique et naturaliste ancienne et des sources iconographiques, comme des cartes postales par exemple. De tels documents ne permettent pas toujours d’identifier précisément les espèces mentionnées : les chercheurs ont donc regroupé sous un même taxon certaines espèces morphologiquement et écologiquement proches, comme les aloses. Ce travail a permis de reconstituer la répartition de huit taxons de migrateurs amphihalins sur le territoire métropolitain entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle.

Nombre de taxons migrateurs amphihalins historiquement présents sur les cours d’eau français. /
Schéma : Marie-Line Merg

Un déclin majeur des aires de répartition

Comparer ces répartitions historiques aux répartitions récentes (de 1978 à 2007) établies à partir d’une expertise de l’Office français de la biodiversité permet d’évaluer les changements de répartition intervenus au cours des deux derniers siècles, et révèle un déclin majeur à l’échelle nationale. En effet, 45 % des portions de cours d’eau autrefois habités par des migrateurs amphihalins ont aujourd’hui perdu la totalité de leur communauté ! Les bassins de la Seine, du Rhône et du nord-est de la France (Rhin et Meuse) ont connu les déclins les plus spectaculaires, en raison notamment des aménagements pour permettre la navigation : 90 % des portions de cours d’eau étudiés sur ces bassins ont connu une disparition totale des taxons migrateurs historiquement présents. À l’inverse, les bassins côtiers de l’Atlantique et de la Manche semblent avoir été moins touchés puisque 80 % des portions de cours d’eau étudiés ont conservé leur richesse historique en migrateurs amphihalins.

Au-delà de ces disparités géographiques, les résultats montrent également que certaines espèces sont plus vulnérables que d’autres. Parmi les huit taxons étudiés, cinq ont perdu plus de 50 % de leur aire de répartition d’il y a deux siècles. Les esturgeons par exemple, qui étaient historiquement répartis dans les principaux fleuves français et occupaient environ 6 000 km de cours d’eau, ont aujourd’hui perdu 96 % de leur aire de répartition.

 

Perte du linéaire de cours d’eau historiquement colonisé par les poissons grands migrateurs en France. / Schéma : Marie-Line Merg

Des menaces multiples et cumulatives

Depuis la fin du XVIIIe siècle, les populations de migrateurs amphihalins ont été fortement fragilisées par l’intensification des activités humaines. Les grands aménagements entrepris pour la navigation et la production d’énergie (barrages, seuils, écluses, etc.), l’altération des habitats (extractions de graviers, rectification des cours d’eau, etc.) et la dégradation de la qualité de l’eau ont progressivement réduit le nombre d’habitats disponibles (zones de frayères et abris) et leur accessibilité, mettant en péril la survie de ces espèces.

Les menaces qui pèsent sur ces espèces sont donc multiples et potentiellement cumulatives. Cependant, la perte de continuité écologique demeure le problème principal. L’étude a révélé que la présence de grands barrages et la densité d’obstacles, y compris de taille modeste, expliquent principalement le déclin des populations de poissons grands migrateurs.

Des mesures qui payent, mais une situation encore fragile

Au cours des dernières décennies, de nouvelles réglementations destinées à améliorer l’état global des rivières, conjuguées à des plans de gestion ciblés sur les espèces migratrices, ont contribué dans plusieurs bassins à reconquérir une partie du linéaire historiquement colonisé par les migrateurs. Ces progrès restent néanmoins fragiles, comme en témoigne la situation de la grande alose et celle de la lamproie marine : la récente actualisation de la liste rouge des poissons d’eau douce de France [2] montre que l’état de conservation de ces deux taxons s’est dégradé depuis une dizaine d’années.


Références

  1. Merg M.-L., Dézerald O., Dembski S., et al. 2020. Modeling diadromous fish loss from historical data: Identification of anthropogenic drivers and testing of mitigation scenarios, PLoS ONE 15, 7, e0236575.
  2. UICN Comité français, MNHN, SFI, AFB. 2019. La liste rouge des espèces menacée en France – Chapitre Poissons d’eau douce de France métropolitaine. Paris, France.

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