Grands carnivores : La dynamique des populations à des échelles inédites

Avec l’ours brun, le loup et le lynx boréal, le glouton (Gulo gulo) fait partie des grands carnivores européens. Photo : Arild Landa
Texte : Pierre Dupont, chercheur à l’université de Ås, NMBU, Norvège,

Cyril Milleret, chercheur à l’université de Ås, NMBU, Norvège,

Olivier Gimenez, chercheur CNRS au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, Montpellier

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 329, juillet-août 2021

La gestion des populations d’espèces sauvages nécessite une bonne connaissance de leur dynamique et de leur distribution. Sans quoi, les décisions prises risquent de ne pas avoir l’effet escompté, voire un effet opposé. Après des siècles de déclin causé par des politiques d’éradication, la destruction de leur habitat et la réduction du nombre de leurs proies, les grands carnivores comme l’ours brun (Ursus arctos), le lynx boréal (Lynx lynx), le loup gris (Canis lupus) et le glouton (Gulo gulo) font leur retour en Europe. Bien qu’ils soient difficilement observables à cause des grands espaces qu’ils occupent et de leur comportement discret, leur présence est souvent à l’origine de conflits avec les activités humaines. Les organismes en charge de la gestion de ces espèces doivent naviguer entre le respect du cadre juridique encadrant leur protection et la nécessité de trouver des solutions pour apaiser les conflits. Pour guider ces décisions, des questions se posent, qui sont au cœur de l’écologie scientifique. Comment sont distribués ces animaux très difficiles à observer ? Et combien sont-ils ? Peut-on prédire la réponse des grands carnivores aux différentes mesures de gestion et de conservation ? Certaines de ces questions peuvent paraître triviales, mais s’avèrent souvent compliquées en pratique. Une approche à large échelle, c’est-à-dire à l´échelle des populations entières, qui permet- trait de suivre et prédire leur devenir au-delà des frontières administratives est donc souhaitable pour aider les humains à mieux coexister avec les prédateurs.

Dans ce contexte, des scientifiques norvégiens, américains et français ont développé une méthode statistique originale pour cartographier et prédire les densités de population de loups gris, ours bruns et gloutons pour l’ensemble de la Suède et de la Norvège. Grâce à cette nouvelle approche, les scientifiques peuvent décrire et comprendre en détail la dynamique des populations de ces grands carnivores à des échelles jamais vues auparavant.

Un suivi non-invasif

En utilisant des méthodes de suivi modernes, comme les techniques d’analyses génétiques similaires à celles utilisées en criminologie, il est désormais possible de suivre les populations animales sauvages de façon non-invasive, sans avoir à capturer physiquement les animaux. L’analyse du matériel génétique laissé derrière eux par les animaux (comme des fèces, de l’urine ou des poils) permet d’identifier leur espèce, leur sexe et même chaque sujet individuellement, et donc de suivre leurs déplacements dans le temps et l’espace. Au cours des deux dernières décennies, les autorités suédoises et norvégiennes, avec l’aide de volontaires engagés, ont accumulé des dizaines de milliers d’échantillons d’ADN pour ces trois espèces, et ainsi créé la plus grande base de données sur les grands carnivores au monde.

 

Empreintes d’ours. Sur leur passage, les animaux laissent des poils, de l’urine ou des fécès, autant d’indices précieux pour les scientifiques.

Observations imparfaites

Bien qu’exceptionnelles, ces données n’offrent pourtant qu’une image imparfaite du statut des populations. Par exemple, comme il est pratiquement impossible de détecter tous les individus d’une zone géographique, le nombre d’individus repérés ne correspond jamais à l’effectif total de la population. De même, la zone où les échantillons ont été collectés peut ne représenter que partiellement la zone que les animaux occupent pour leurs besoins vitaux. Enfin, un individu qui n’est pas détecté alors qu’il avait été repéré vivant l’année précédente n’est pas forcément mort : il a pu émigrer hors de la zone d’étude ou bien simplement avoir échappé aux détections. Afin d’avoir une vue complète de la population et de sa dynamique, tant numérique (évolution du nombre d’individus présents) que spatiale (distribution et mouvements des individus qui composent la population), il est donc primordial de prendre en compte ces sources d’incertitude lors de l’analyse des données.

Pour cela, l’équipe de scientifiques a développé des modèles statistiques sophistiqués qui reposent sur les approches dites de capture- recapture. Ces méthodes permettent d’estimer la probabilité qu’un individu échappe aux détections une année donnée, et par conséquent d’estimer la probabilité qu’un individu soit vivant ou mort lorsqu’il n’est pas détecté. À l’échelle de la population, cela permet de déterminer le nombre d’individus qui n’ont jamais été repérés et donc d’obtenir une estimation de la taille de population. L’originalité de l’étude dont il est question ici repose sur l’application du même principe mais à l’échelle spatiale, et non plus seulement temporelle. Cette innovation permet ainsi d’estimer la distribution des animaux dans le paysage et leurs déplacements d’année en année en plus de leur nombre.

La quantité de données, un vrai challenge

Le suivi à long-terme des populations de carnivores conduit conjointement par la Suède et la Norvège représente un exemple de succès de suivi des populations transfrontalières, et ce, malgré les différences juridiques entre Suède (Union européenne) et Norvège (hors UE). Ce travail de coopération de longue haleine a rendu possible les estimations de la taille et de la dynamique des populations à de telles échelles. En revanche, le traitement et l’analyse de toutes ces données, qui nécessitent d’effectuer des millions de calculs, ont représenté un vrai défi. Il a fallu plus de deux ans de développement pour optimiser et calibrer les modèles statistiques avant de pouvoir, pour la première fois à une telle échelle, produire des cartes de densité détaillées des populations de loups, de gloutons et d’ours.

Lors de la dernière estimation (hiver 2018/2019), il y avait entre 2 636 et 2 877 ours, entre 335 et 400 loups, et entre 985 et 1 088 gloutons présents en Scandinavie, tous majoritairement localisés en Suède. Entre 2012 et 2019, et en fonction des espèces, entre 8 et 95 % de ces effectifs estimés ont été détectés par le suivi génétique, ce qui démontre bien l’imperfection des observations et l’importance de l’analyse statistique. Bien que la mortalité soit relativement élevée et causée à 70 % par des prélèvements légaux, le nombre d’individus aujourd’hui présents et l’évolution des tailles de population estimées atteste de la recolonisation de ces espèces en Scandinavie, qui étaient localement éteintes où reléguées à des populations relictuelles au début des années 1900.

Établir de telles cartes, accompagnées des incertitudes qui les caractérisent, représente une étape clef vers des méthodes de gestion et de conservation à l’échelle des populations plutôt que bornées par les frontières administratives. De plus, ces outils statistiques peuvent aussi être utilisés pour prédire le futur des populations de grands carnivores, et notamment leurs réponses face à différents scénarios de gestion et de conservation.

 

Ours bruns en Croatie.

 

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