Géopolitique du sanglier : Le cochon sauvage, gibier et risque sanitaire
Texte : François Moutou, Docteur vétérinaire, vice-président de la SNPN Photos (sauf mention contraire) : Jean-François Noblet Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 309, mars-avril 2018
En Europe, les porcs domestiques (Sus domestica) descendent du sanglier eurasiatique (Sus scrofa). Ces deux appellations correspondent seulement à une convention d’un point de vue réglementaire car, biologiquement, il s’agit de la même espèce. Un enjeu fort au niveau du commerce international est d’admettre que le statut sanitaire des uns peut être, ou non, dissocié de celui des autres. L’organisme référent pour l’Organisation mondiale du commerce en ce qui concerne les questions sanitaires animales est l’Organisation mondiale de la santé animale. À ce jour, le statut des animaux domestiques n’est pas associé à celui de la faune sauvage, y compris dans le cas où les animaux sont de la même espèce.
Cette distinction est loin d’être neutre dans un pays comme la France. D’un côté l’élevage porcin y est fragile, de l’autre l’évolution des populations de sangliers depuis près d’un demi-siècle est à la hausse. Bien qu’il n’existe pas d’estimation fiable des effectifs de sangliers, le suivi des prélèvements annuels en représente probablement un bon indicateur. Il s’ensuit un certain nombre de conséquences économiques, biologiques et sanitaires. Le but de cet article est de repositionner les questions associées de manière cohérente.
Tableaux de chasse
On est passé d’un peu moins de 40 000 individus abattus pendant la saison 1973-1974, lors de la mise en œuvre des plans de chasse, à près de 700 000 pour la saison 2016-2017, hors parcs et enclos de chasse. [1] Au vu de l’enquête nationale effectuée durant la saison 2013-2014 prenant en compte ces zones de chasse fermées, on peut supposer que le tableau total avoisine, voire dépasse, 800 000 sangliers tués actuellement en une saison de chasse. L’augmentation du nombre de sangliers tués laisse logiquement supposer une augmentation de leur effectif total.
Plusieurs paramètres expliquent cette progression démographique : une meilleure gestion de l’espèce, l’existence d’élevages, des hybridations avec des truies domestiques, des lâchers, des parcs de tir à densité élevée, du nourrissage en nature. De fortes incitations économiques ont permis cette évolution, entre investissements à faire fructifier d’un côté et demandes de tirs de sangliers de l’autre. Une conséquence directe de l’accroissement des effectifs se retrouve au niveau du montant des dégâts, proche actuellement de 50 millions d’euros par an, en combinant remboursements, expertises et préventions. À eux seuls, les sangliers correspondent à 85 % des indemnisations « grand gibier » effectuées par les fédérations départementales des chasseurs. On évoque en revanche moins souvent l’impact sanitaire et l’effet sur la biodiversité de ces animaux. Les accidents de circulation, route et rail, ne seront pas abordés ici mais figurent dans les rapports des conseils généraux sur les dégâts de grand gibier. [2]
Dans les habitats fréquentés par de fortes populations de sangliers, la pression exercée sur toute la petite faune terrestre (oiseaux nichant au sol, batraciens, nombreux invertébrés…) est très forte. La flore n’est pas épargnée. Ce point ne sera pas développé, mais une récente et large synthèse bibliographique publiée en 2016 dans la Revue forestière française permet de faire un point assez complet sur ce sujet. [3]
Conséquences sanitaires
Les sangliers peuvent héberger le virus de la maladie d’Aujeszky, celui de la peste porcine classique, la bactérie de la tuberculose bovine, celle de la brucellose porcine et le parasite responsable de la trichinose. Puisque sangliers et porcs domestiques représentent la même espèce biologique, le passage de ces agents pathogènes est possible des uns aux autres dans les deux sens. Les conséquences économiques d’un seul foyer infectieux en élevage porcin pourraient être lourdes. Le virus de la maladie d’Aujeszky contamine régulièrement des chiens nourris de viande crue de sanglier. Il y a quelques années, le virus de la peste porcine classique est arrivé à la frontière franco-allemande via des sangliers germaniques nourris avec des restes de viande contaminée. Il a alors fallu entreprendre des campagnes de vaccination des sangliers par voie orale. La question du passage de la bactérie de la tuberculose bovine vers la faune sauvage (blaireau, sanglier, cerf élaphe) est d’actualité. Les foyers domestiques touchent ici les bovins. La redécouverte de la bactérie de la brucellose porcine chez les sangliers a représenté un frein au développement des élevages porcins en plein air. L’investissement nécessaire pour empêcher des sangliers mâles de venir visiter les truies domestiques et de les contaminer peut dépasser les capacités financières des éleveurs. Enfin, la trichinose impose une longue congélation ou une bonne cuisson de la viande de sanglier pour éliminer tout risque pour la santé humaine.
Des « plans sangliers » ?
Face aux enjeux sanitaires, démographiques et environnementaux, le monde de la chasse organise régulièrement des séminaires et des colloques, et l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) a publié des numéros spéciaux de sa revue Faune Sauvage consacrés à l’espèce. Déjà en 2009, sous l’égide des ministères chargés de l’environnement et de l’agriculture, un « Plan sanglier » avait été proposé, sans aucune allusion aux risques sanitaires d’ailleurs. Plus récemment, à la demande de la Fédération nationale des chasseurs (FNC), le Comité national pour la chasse et la faune sauvage a créé un groupe de travail « sanglier » au printemps 2017. La FNC a ensuite refusé d’y siéger. Ce groupe devrait débuter ses travaux courant 2018, peut-être sans les chasseurs mais avec les agriculteurs. On lui espère plus de résultats que le précédent.
Un nouveau défi sanitaire européen
Car entre-temps, un nouveau risque sanitaire est apparu en Europe : la peste porcine africaine (PPA). Il s’agit d’une maladie causée par un virus propre aux suidés sauvages africains (qui ne déclarent pas de maladie à son contact), découverte au début du XXe siècle avec le développement des élevages porcins dans les colonies africaines des pays européens. Ce virus tue les porcs et, encore aujourd’hui, il n’y a ni vaccin ni traitement connu. La PPA avait fait auparavant quelques incursions en Europe via le Portugal à partir de l’Angola. La péninsule ibérique, touchée à la fin des années 1950, n’en a été reconnue indemne qu’au début des années 1990. La Sardaigne, où la maladie a aussi été introduite, n’a quant à elle toujours pas réussi à se libérer du virus, qui reste présent chez les porcs plus ou moins libres. [4] Un seul foyer de PPA en élevage peut bloquer le commerce international porcin d’un pays.
Or, en 2007, la Géorgie déclare des cas de PPA chez des porcs domestiques élevés au bord de la mer Noire. Le virus a sans doute atteint le pays par un navire venant des côtes africaines. Des restes de cuisine, donnés à des porcs locaux, les ont conta- minés. Depuis, le virus a réussi à passer en Russie et à toucher les sangliers. Début 2018, la Russie, les pays baltes, l’Ukraine, la Pologne, la République tchèque, la Moldavie et la Roumanie ont déjà déclaré des foyers chez des porcs ou chez des sangliers. Les moyens de lutte sont insuffisants ou pas assez efficaces. Parallèlement, il semble bien exister un commerce de gros sangliers depuis l’Europe de l’Est vers l’ouest du continent pour alimenter des enclos de tir, toujours pour des raisons financières. Il est urgent de s’interroger sur la manière dont sont effectués les contrôles sanitaires.
Dans ce contexte, la question du rôle de quelques réserves nationales dans la surpopulation française de sangliers parait une mauvaise manière de poser la question. Les surfaces rurales exemptes de chasse en France sont suffisamment minoritaires pour qu’il soit assez facile d’expliquer la démographie des sangliers autrement. Inversement, il a récemment fallu modifier la réglementation nationale pour que les services vétérinaires puissent aller enquêter dans les enclos de chasse après la découverte d’un foyer de maladie soumise à réglementation. Contrairement aux réserves nationales, les enclos de chasse paraissent moins bien connus et peu faciles d’accès. Ils pourraient faire l’objet d’un peu plus d’attention de la part des autorités.
Références
- Aubry P., Anstett L., Ferrand Y. et al. 2016. Enquête nationale sur les tableaux de chasse à tir. Saison 2013-2014. Résultats nationaux, Faune Sauvage, n° 310 (supplément), p. I-VIII ; et Saint-Andrieux C., Barboiron A. 2016 et 2017. Tableaux de chasse ongulés sauvages, saisons 2015-2016 et 2016-2017. Faune sauvage, n° 312 (supplément), 2016, p. I-VIII et Faune sauvage, n° 316 (supplément), 2017, p. I-VIII.
- Ribier A., De Galbert M., Levêque J., Monnier A., Rathouis P. 2012. Mission sur les dégâts de grand gibier. Rapport du Conseil général de l'environnement et du développement durable et du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux. 54 pages.
- Vallée M., Lebourgeois F., Baubet E., Saïd S., Klein F. 2016. Le sanglier en Europe : une menace pour la biodiversité ? Revue Forestière Française, LXVIII : 505-518.
- Toma B. 2017. L’irrésistible progression de la peste porcine africaine dans l’est de l’Europe. Epidémiologie et santé animale, nº 72, p. 159-161.