Étangs et marais : Méfions-nous de l’eau qui dort
Texte : Jean-Michel Derex, Docteur en histoire (HDR), fondateur du Groupe d'histoire des zones humides Illustrations : cartes postales anciennes Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 314, janvier-février 2019
Nous sommes portés à croire que les paysages découverts dans notre enfance ne bougent jamais, et restent de tout temps immuables. Et nous sommes persuadés que ce que nous admirons a été donné une fois pour toutes par la nature ; que les étangs, les marais, salants ou terrestres, se plient à des lois hydrauliques immuables selon lesquelles l’eau stagne et dort là où elle ne peut s’écouler ! Pour l’habitant du XXIe siècle, le marais et l’étang représentent la nature, une nature accessible et esthétique. Ils sont même vus souvent comme les derniers domaines vierges préservés de toute intervention humaine : les flamants roses de la Camargue, les cormorans des étangs de la Brenne, les phoques de la baie de Somme ne sont-ils pas ici présents pour témoigner de cet état ? Rien n’est plus faux. Ces étangs et ces chemins d’eau tracés au cordeau qui courent dans les marais sont là par la volonté des hommes. Partir à la recherche du passé de ces milieux permet de mieux apprécier l’adaptation des hommes aux changements économiques ou sociaux subis ou provoqués : une leçon du passé pour inventer les solutions de demain.
Un regard faussé sur les pays de marais et d’étangs ?
Que l’on soit dans le domaine du loisir (chasse ou tourisme) ou dans celui de la production (sel, riz, bétail, huîtres…), les pays de marais et d’étangs sont vus comme des espaces situés en dehors du monde citadin et industriel. Ils sont appréciés comme des espaces intemporels. On n’y voit qu’une nature vierge sans en connaître les racines, le passé. Les marais côtiers, espaces de labeur, jadis inquiétants et redoutés, sont devenus aux yeux de nos contemporains des lieux de loisir. Le temps des côtes fortifiées, militaires et conflictuelles, de Colbert au mur de l’Atlantique, est maintenant obsolète faute d’ennemi. La Camargue, le marais poitevin et celui de la Somme sont maintenant le complément esthétique, l’annexe ludique, la caution culturelle des stations balnéaires proches : la Brière et La Baule ; la Camargue et la Grande Motte… De même, dans les terres, bon nombre d’étangs, jadis façonnés et mis en valeur par les seigneurs féodaux et les moines, sont maintenant gérés par des sociétés de chasse, par les collectivités territoriales ou par l’État. Un voile a été jeté sur ces espaces au point d’oublier les raisons de leur création et de leur existence. Il faut donc faire un effort pour regarder les pays d’étangs et de marais, pour aujourd’hui percer leurs secrets, pour comprendre les héritages qui passent les siècles. Tout cela ne se livre pas facilement.
La valorisation environnementale de ces espaces n’aide pas à retrouver les héritages de ces pays où l’homme était omniprésent. Certes, la protection et la mise en valeur de ces milieux que l’on nomme du vilain terme de « zones humides » a fait l’objet de nombreuses initiatives de protection. Mais dans une approche savante des espaces humides, l’humain n’a plus sa place, sa présence devient même suspecte. Les naturalistes définissent ainsi de nouvelles normes dans lesquelles les usages traditionnels définis par les hommes au cours des siècles se trouvent en situation d’accusés. Ces espaces sont ainsi de plus en plus hiérarchisés suivant l’intérêt scientifique représenté par les différentes espèces végétales et animales qu’on y trouve. Il est presque tentant de penser que ces milieux seraient infiniment plus riches si l’humain ne venait les perturber !
Le poids du passé
Les pays d’étangs et de marais ne seraient pourtant pas ce qu’ils sont aujourd’hui sans une présence humaine constante depuis bien des siècles. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les photos et les cartes postales de la fin du XIXe siècle et celles du début du siècle suivant pour constater que les hommes et les femmes y sont nombreux et y travaillent. Tout cela a laissé des traces.
Bien des éléments contribuèrent à marginaliser économique- ment et socialement les marais et les étangs. Le chemin de fer en premier lieu. Avec l’utilisation des wagons frigorifiques, le transport du poisson de mer fut plus aisé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et, à l’exception des régions de l’est de la France, le poisson d’étang fut moins recherché. Il en fut de même des espaces maraîchers situés à proximité des villes. Leurs produits devinrent moins intéressants sur les marchés des grandes villes, concurrencés par les produits apportés d’autres régions. Les étangs du Limousin subirent aussi le contrecoup de l’arrivée du chemin de fer : les forges implantées au pied des étangs s’éteignirent lorsque le train apporta le fer de Lorraine. De même, beaucoup d’étangs du Morvan qui avaient été créés pour le flottage du bois disparurent lorsque le chemin de fer prit le relais. Dans le secteur énergétique, le charbon marginalisa complètement la tourbe. Au début du XXe siècle, seuls quelques malheureux couraient encore dans les marais pour tourber.
L’introduction des nouvelles techniques de conservation des aliments eut aussi des conséquences sur l’évolution de ces espaces. Le sel qui était essentiel à la conservation des aliments fut remplacé peu à peu par le pain de glace, le réfrigérateur, le congélateur enfin. Sur la côte atlantique, les marais salants produisaient dix fois moins de sel à la fin du XXe siècle que cent ans plus tôt. Brouage, port prospère au XVIIe siècle, tourné vers l’exportation du sel, est aujourd’hui enfermé dans les terres. On n’en voit désormais plus qu’un petit chenal tortueux, aux rives vaseuses, remonté par les barques des mytiliculteurs jusqu’aux murs altiers d’un village trop au large dans une enceinte menaçant ruine. Le mode de vie a aussi une conséquence importante sur les terres maraîchères. Ces espaces demandent un entretien permanent : l’herbe y pousse très rapidement. Une absence de quelques jours entraîne un besoin de désherber important. Cet entretien du jardin potager dans le marais qui était concevable avant l’introduction de la « civilisation des loisirs » est plus improbable aujourd’hui.
Les changements d’habitudes alimentaires eurent également des conséquences sur les pays d’étangs : la moindre observance des prescriptions de jeûne imposé par l’Église due à une politique anticléricale menée par les Montagnards durant la Révolution porta aussi un rude coup à la pisciculture. Ce déclin se poursuivit tout au long du XIXe siècle.
Enfin, des causes plus contemporaines s’ajoutent à cette liste d’éléments défavorables aux étangs, notamment la réglementation européenne de protection des cormorans qui depuis 1976 contribue à la déprise des étangs piscicoles : le cormoran, consommant 500 g de poisson par jour, fragilise de nombreux exploitants. L’impact du cormoran entraînerait une perte de 4 % de la production française, mais pourrait aller de 20 à 80 % pour la pisciculture d’étang, en menant à son abandon. [1]
Le renouveau d’activités agricoles
Aujourd’hui, dans un contexte de questionnement sur la qualité alimentaire, certaines productions vues comme « naturelles » redonnent vie aux pays de marais et d’étangs. La production de sel est importante en Camargue où elle est complète- ment industrialisée. Sur la côte atlantique, elle reste artisanale et assure un rôle de promotion touristique régionale important. Le riz de Camargue s’est imposé en France après la perte de ses colonies dans le sud-est asiatique. Les produits d’élevage sont aussi reconnus. Les éleveurs renouent avec les pratiques de l’élevage extensif. Les labels de terroir sont des garanties de qualité : ainsi, en Maine-et-Loire, les éleveurs des basses vallées angevines et de la vallée de la Loire labellisent leur production sous la marque « l’éleveur et l’oiseau, le bœuf des vallées ». En Midi-Pyrénées, le Conservatoire régional des espaces naturels rétablit le pastoralisme sur les tourbières avec un élevage extensif de bovins de race Aubrac. En Camargue, l’appellation d’origine contrôlée « taureau de Camargue » a été autorisée par décret le 7 juin 2000. En baie du Mont-Saint-Michel et baie de Somme, où l’élevage ovin est pratiqué depuis le XIe siècle, 2 400 ha de schorres accueillent aujourd’hui annuellement 8 000 à 10 000 brebis. Il s’agit là d’un élevage quasi-intensif spéculatif qui donne les excellents « agneaux de prés salés ».
Le littoral atlantique a su s’adapter également : les principaux marais ostréicoles endigués proviennent d’une reprise des marais salants, après leur abandon au XIXe siècle. Ils sont utilisés aujourd’hui essentiellement pour l’affinage et l’expédition des huîtres depuis que l’élevage est réalisé en mer et que l’huître plate puis l’huître portugaise ont disparu. Sur la Seudre, entre 1980 et 1985, naissent des fermes marines tournées vers l’élevage de seiches, d’anguilles et de crevettes. Ces nouvelles filières piscicoles et conchylicoles développent aussi l’écloserie et le grossissement d’espèces marines comme le bar, la sole, la daurade royale ou le turbot.
La déprise agricole et les marchés de substitution
Toutefois, bien des marais jadis drainés par des canaux régulièrement curés sont aujourd’hui abandonnés. L’arrêt de l’entretien accélère le comblement des chenaux et du marais. Face à cette déprise agricole, la végétation reconquiert ses droits, et les traces humaines se perdent vite.
La raréfaction des activités humaines dans ces milieux, la disparition de pratiques ancestrales (pâturages, fauche, cueillette…) conduisent aussi à l’instauration d’inextricables bois humides ponctués de larges plages de roselières et de prairies marécageuses : on passe en 75 ans, depuis 1945 – date du début de la modernisation et de l’intensification agricole qui marginalise ces espaces – d’un marais nu à un marais boisé. On constate une telle évolution du paysage dans tous les pays de marais et d’étangs. Parfois, l’étang disparait purement et simplement : avec l’augmentation de cultures subventionnées dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC). Entre 1960 et 1980, de nombreux étangs de la Woëvre ont ainsi été desséchés. De même, en Dordogne, de petits étangs ont été peu à peu abandonnés. Certains étangs du Roussillon ont été comblés.
Dans ces espaces que les hommes abandonnent, des marchés de substitution se développent : le tourisme de masse qui est certainement le plus important investit ces endroits. Ainsi les parcs ornithologiques du Marquenterre (voir le Courrier de la Nature n° 302, p. 40-45) ou de La Teste, situés en plein marais drainent des quantités importantes de touristes. Ici, l’espace y est aménagé comme un « marais spectacle », une nature sauvage et rurale adaptée aux attentes des citadins. De même, dans le sud de la France, la Camargue gardiane inventée par le marquis de Baroncelli a tendance à subir les effets d’une folklorisation due à un succès touristique trop important (les manades, les courses de taureaux). Le patrimoine architectural est aussi mis en valeur dans un but touristique : les maisons à toit de chaume de la Brière ont été restaurées dans ce but. Les citadelles de Brouage et d’Aigues-Mortes, quant à elles, attirent des flots de touristes durant la période estivale.
La chasse est une autre activité qui a complètement transformé certains pays d’étangs et de marais. Depuis quelques décennies, ce loisir s’est considérablement démocratisé. Au niveau national, en 1996, la chasse au gibier d’eau concerne 230 000 chasseurs. Depuis les années 1970, les créations d’étangs se sont multipliées un peu partout pour y développer cette activité : en Brenne centrale et en Picardie, plus de 700 étangs ont été créés au cours des 25 dernières années. La chasse dans les marais littoraux est également très développée : autour de la baie de l’Aiguillon, le nombre de mares de chasse creusées de 1954 à 1995 a été multiplié par quatre. Quelques 2 000 installations sont déclarées en baie de Seine, dans les estuaires de la Gironde, de la Seudre, les îles d’Oléron et de Ré, les marais poitevin, de Brouage, de Rochefort et d’Yves, les pays de Bray, les vallées de la Boutonne, de la Charente, de la Seine et de la Seugne.
L’histoire et le façonnage des paysages se poursuivent
Les paysages de la Brenne, de la Camargue, du marais poitevin, des Moëres et de tant d’autres pays d’étangs et de marais sont des paysages-mémoire témoignant des relations qui ont eu cours dans le passé entre l’homme et son milieu. Difficile de les rattacher cependant à telle ou telle époque tant ils ont été transformés au fil des siècles en fonction des besoins du moment. Les logiques gestionnaires actuelles, que l’on peut désigner comme les stratégies du « re » (re-qualification, re-valorisation, ré-habilitation, re-naturalisation, réparation), sont orientées vers des stratégies conservatrices : il s’agit de préserver pour transmettre « en l’état ». Mais quel état ? L’idée d’un retour à « l’état naturel » n’a pas de sens dès que l’on replace ces pays dans leur longue histoire socio-environnementale. La patrimonialisation pourrait devenir alors une mise sous tutelle des milieux qui nécessiterait une gestion soutenue à grands frais pour les collectivités publiques. S’engager dans une telle démarche c’est sans doute oublier aussi la dynamique de ces milieux, leur réactivité aux changements sociaux, aux changements climatiques. Ne jouons donc pas trop avec ces concepts d’héritage et de patrimoine naturels. Ils peuvent conduire à des impasses. Mais sachons appréhender la manière dont les hommes ont utilisé ou subi ces milieux. C’est peut-être cela la mémoire des pays d’étangs et de marais : l’extraordinaire adaptation des hommes aux changements subis ou provoqués dans une nature toujours fragile, instable et changeante.
Pour en savoir plus
• Derex J.-M. 2017. Mémoire des marais et des étangs. Ulmer. 192 pages.
Référence
- Bobbe Sylvie. 2010. Étude des impacts de la population des grands cormorans sur les activités piscicoles et les milieux qui en dépendent. INRA/Sciences Po-Paris.