Le Vaccarès, étang emblématique du delta du Rhône, souffre de l’afflux de pesticides, notamment en provenance de rizières.
Mais la population redoute surtout la mer qui gagne du terrain.
L’étang de Vaccarès scintille sous le soleil estival. Ses 6 500 hectares s’étendent majestueusement jusqu’à l’horizon dans leur écrin de verdure préservé. Pourtant, le plus vaste plan d’eau de Camargue présente des signes de dégradation : ses rives reculent, laissant apparaître un sol craquelé. Surtout, des algues rouges et vertes en ont colonisé le fond et risquent d’entraîner une asphyxie de ces eaux peu profondes. Elles ont remplacé le fameux herbier de zostères naines – considéré comme l’un des plus beaux du pourtour méditerranéen –, dont les racines tenaient solidement le sol. La plante à fleur caractéristique a presque entièrement disparu. Le cœur d’une des plus grandes zones humides d’Europe reconnue d’importance internationale (labellisée Ramsar), l’emblème du delta du Rhône classé « réserve de biosphère » par l’Unesco, semble approcher d’un point de rupture.
Alors, au pays des étangs où se croisent plus de 280 espèces d’oiseaux, l’inquiétude et la tension montent. Réunions publiques houleuses, manifestations et plaintes se multiplient. Eleveurs, riziculteurs, propriétaires de domaines, chasseurs, pêcheurs, élus, professionnels du tourisme, tous accusent le sel venu de la Méditerranée de stériliser la Camargue. Marc Bermond, trésorier du Centre français du riz, agriculteur et entrepreneur dans le Gard, espère fédérer les mécontents. Il annonce vouloir lancer une procédure devant la justice pour « empoisonnement », « écocide », ou encore « non-assistance à territoire en danger ».
Pour lui, les responsables sont tout désignés : ce sont les « environnementalistes », « les écologistes de salon ». « On a trop laissé parler les scientifiques d’un certain bord et les tenants de l’écologie radicale qui veulent donner des leçons au monde rural, assène-t-il. Leur politique, c’est de laisser monter la mer et pénétrer le sel qui tue les cultures, au nom d’une renaturation qu’ils veulent nous imposer ! »
Même hostilité de la part de Bruno David et ses amis chasseurs, regroupés dans l’association départementale du gibier d’eau douce, créée en octobre 2019, avec le salinier Stéphane Maélis. Ils sont convaincus que la mauvaise gestion de l’eau les a privés de « 100 000 oiseaux en quinze ans ». Sus donc aux responsables de la réserve naturelle nationale de Camargue et à ceux de la Tour du Valat, un institut de recherche qui gère aussi des terrains.
L’étang du Vaccarès
Crédit image : Françoise Deladerrière pour “Le Monde”
Sel et pesticides
A Albaron, les griefs fusent, en cette fin août, dans la grande salle de la station de pompage principale de l’ASCO des vidanges de Corrège Camargue Major. Cette organisation, chargée de la gestion hydraulique complexe d’un vaste territoire au nord de l’étang de Vaccarès, compte 1 700 adhérents : des particuliers, collectivités locales et producteurs de riz, bien sûr. En amont sont prélevés des volumes colossaux dans le Rhône (400 à 500 millions de mètres cubes par an), destinés aux cultures irriguées. Les eaux pluviales et agricoles sont ensuite majoritairement évacuées vers le Rhône, mais aussi vers les étangs camarguais, ce qui fait baisser leur salinité.
Mais voilà que la Société nationale de protection de la nature (SNPN), qui gère la réserve depuis 1927, se rebiffe. Elle ne veut plus de l’eau qui arrive des rizières chargée en pesticides l’été, après les traitements aux herbicides – probablement les premiers responsables de la disparition de l’herbier de zostères. L’affaire des clapets du Rousty – des vannes indûment restées ouvertes depuis début juillet – a encore attisé les différends. Le 3 août, la secrétaire d’Etat chargée de la biodiversité, Bérangère Abba, a été alertée de ce « déversement illégal et continu d’un volume significatif d’effluents agricoles dans l’étang de Vaccarès ». Le président de l’ASCO, Eddy Cuissard, a eu droit à un rappel à l’ordre de la part de la sous-préfète d’Arles, qu’il n’a pas apprécié.
Selon cet agriculteur à la retraite, la situation est bloquée : « S’ils veulent de l’eau sans pesticides, il n’y a pas de solution. Le bio, ce n’est pas rentable. » « Dans les années 1990, on utilisait dix fois plus de produits chimiques et le Vaccarès allait bien, argumente Bertrand Mazel, président du Syndicat des riziculteurs de France. C’est un sujet minime, un faux débat. » La vraie problématique, martèlent-ils « c’est le sel qui fait fuir les flamants roses ! ».
« Le vrai sujet est l’état écologique de l’étang »
« Faux, rétorque le président de la SNPN, Rémi Luglia. Le vrai sujet est l’état écologique de l’étang, pas la concentration du sel qui est normale en été. Prétendre le contraire est un jeu d’acteurs de ceux qui ne veulent pas s’engager pour de meilleures pratiques. » La réserve dispose de nombreuses analyses de la qualité de l’eau, et de quantité de thèses et recherches sur l’environnement camarguais. L’une d’elles, menée durant quinze ans avec l’université de Paris-Saclay, a révélé l’accumulation de polluants provenant des cultures locales et du Rhône dans les anguilles, et sans doute dans les sédiments.
L’étang souffre pêle-mêle d’une pollution aux métaux lourds, des dioxines, d’apports de nitrates et de phosphores d’origine agricole et d’une forte contamination par une vingtaine d’herbicides. Les prélèvements mettent nettement en évidence la présence de bentazone – une substance autorisée, mais détectée à des doses jusqu’à cinq fois supérieures à l’homologation – et d’oxadiazon, pesticide récemment interdit. Soit deux produits utilisés en riziculture.
Quant aux genévriers de Phénicie du bois des Rièges qui émergent au milieu de l’étang, dont l’état inquiète, ils ont poussé il y a sept ou huit siècles dans un milieu saumâtre, en puisant dans des lentilles d’eau douce, et ne sont donc pas victimes du sel, selon la réserve, contrairement à ce que prétend la rumeur. « Ils supportent jusqu’à quatre ou cinq mois de sécheresse, note son directeur, Gaël Hemery. Mais pas plus. Et voilà longtemps qu’il n’a pas plu. »
Gaël Hemery, directeur de la réserve naturelle nationale de Camargue
Crédit image : Françoise Deladerrière pour “Le Monde”
La Camargue, un territoire modelé par l’homme à force de digues et de canaux, a toujours fait l’objet de « conflits d’équilibre » successifs, analyse-t-il. Au début du XXe siècle, saliniers et viticulteurs s’opposaient, car chacun voulait exploiter le Vaccarès, soit pour y récolter le sel, soit, au contraire, pour y planter de la vigne. Désormais, le changement climatique complique encore la donne.
« Aujourd’hui, il y a du mistral. Mais hier, la Méditerranée était dix centimètres plus haute que les étangs. Toute la pollution de cet été, on ne va peut-être pas pouvoir la sortir [l’évacuer vers la mer] », soupire M. Hemery. D’après lui, la régulation de la lagune dépend avant tout de la connectivité, des échanges entre eaux douces et salées. Actuellement, une molécule d’eau met en moyenne vingt ans pour sortir du système lagunaire du Vaccarès, selon une étude de la Tour du Valat.
« Plus de place pour le dialogue »
« Nous sommes plus entendus à l’international que localement, déplore Jean Jalbert, directeur de cet institut de recherche, pour qui travaille une cinquantaine de chercheurs sur la conservation et les activités humaines des zones humides méditerranéennes. Avec l’élévation du niveau de la mer, la Méditerranée va remonter dans le Rhône. En outre, la Camargue s’enfonce de près d’un millimètre par an. Seulement, il y a un déni ici : celui qui énonce les faits en est tenu pour responsable. Les arguments scientifiques ne sont plus entendus, il n’y a plus de place pour le dialogue. »
La préfecture des Bouches-du-Rhône affirme s’employer à « apaiser les tensions et tenter de dégager des consensus avec les acteurs locaux ». Une part des diagnostics est partagée : il faut réparer les chenaux colmatés et les ouvrages mal en point qui commandent l’évacuation des flux dans la mer, pomper directement dans le Rhône l’eau douce destinée au Vaccarès, sans passer par les rizières pour éviter la pollution…
Laure Vadon vient, elle, de fonder une association avec ses voisins, en mars 2020, pour faire entendre la voix des riverains du Vaccarès. Ingénieure en logistique industrielle, elle est revenue exploiter en famille le mas Saint-Germain. Son riz est produit en bio depuis plusieurs générations. Y convertir tous les exploitants serait certes l’idéal, mais n’est pas pour demain… Le « timing », voilà le problème. « L’Etat annonce toujours des années d’études environnementales supplémentaires sans rien décider ; les agriculteurs, eux, constatent que l’érosion et la dégradation de la végétation leur font maintenant perdre des hectares, tandis que ceux qui défendent de laisser la mer monter pensent à une échelle de cent ans », résume-t-elle.
En 2008, à l’est du delta, la décision a été prise par les gestionnaires publics des espaces naturels de cesser de lutter en vain contre l’érosion côtière de parcelles de zones humides – inhabitées –, achetées aux Salins du Midi. Dans une région où l’on a toujours voulu contenir les flots avec des digues et des éperons rocheux, ce choix est vécu comme un traumatisme. Certains y voient les prémices d’un abandon de la Camargue à la Méditerranée. La maire des Saintes-Maries-de-la-Mer, Christelle Aillet (Les Républicains), a écrit « aux pouvoirs publics » pour se plaindre d’une « volonté manifeste de renaturation et de laisser-faire inapproprié ». Au nom de la « catastrophe écologique, économique et humaine annoncée », l’élue demande que soient donnés aux acteurs du territoire « les moyens de se protéger du sel et de la mer ».
Martine Valo
Arles (Bouches-du-Rhône), envoyée spéciale pour le journal Le Monde