Devenirs de la nature : Divers scénarios face à la crise écologique

Ce récif de corail au Vanuatu est en excellente santé... pour l’instant. Cet écosystème, parmi les plus riches de la planète, est aussi l'un des plus directement menacés par nos choix de conservation. Photo : Frédéric Ducarme

La conservation de la nature est une préoccupation ancienne. La radicalité de la crise actuelle, de la dégradation ou de l’appauvrissement de nombreuses entités « naturelles » (biodiversité, habitats, fonctionnalités écosystémiques, cycles biogéochimiques…) demande de saisir tous les enjeux matériels sociaux et culturels de ce déclin.

Texte : Denis Couvet, professeur au Muséum national d'histoire naturelle (UMR 7204),

Frédéric Ducarme, chercheur attaché au Muséum national d'histoire naturelle (UMR 7204)

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 323, juillet-août 2020

Des conceptions à la conservation

Les conceptions de la nature varient, selon le cadre géographique et/ou historique et les disciplines scientifiques. Elles conduisent à différents types d’espaces « naturels », de politiques de protection de la nature préservationnistes, conservationnistes, écocentriques… [1] [2]  Les quatre conceptions majeures du terme « nature » coexistant et interagissant dans la pensée occidentale [2] aident à comprendre cette diversité et ses enjeux éthiques.

Tout d’abord, la nature « universelle » de Descartes, englobante, fondement des sciences de la nature, est définie par opposition à une vision « surnaturelle », métaphysique, de la nature : elle est un synonyme d’« univers » et de « réalité », c’est la nature des lois physiques.

Ensuite, la nature « terrestre », dans sa version chrétienne, préexistante et extérieure aux humains, est quant à elle associée au dualisme « nature-culture », ou grand partage naturaliste occidental. [1] Cette conception inspire largement le champ de la conservation de la nature. Cette dernière se compose d’une part du préservationnisme inspiré par John Muir, se préoccupant de la wilderness, de la nature vierge, des « monuments naturels », des entités biophysiques (matérielles) peu affectées ou modifiées par les humains, et d’autre part du conservationnisme de Gifford Pinchot, concernant la nature consommée par les humains – les ressources « naturelles », sols, eau, forêts –, raisonnant en termes de biens communs. Deux visions opposées mais qui ne sont pas contradictoires.

Une troisième définition voit la nature comme une « force », définition présente chez les penseurs post-romantiques comme Hegel, Darwin et Nietzsche, et qu’on peut rapprocher des processus naturels, autant l’évolution que les changements environnementaux actuels, qu’ils soient profitables ou hostiles aux humains, qui sont eux-mêmes pris dans ce flux. Elle s’oppose donc à une vision statique et matérielle… voire à la notion d’équilibre de la nature. Aux origines de la notion de Gaïa, elle aide à penser nos relations aux forces hostiles aux humains, aux pandémies, et à tous les phénomènes incontrôlables en jeu dans la nature. L’écocentrisme d’Aldo Leopold s’inscrit dans cette conception, invitant à saisir les processus naturels, à « penser comme une montagne ».

Enfin la nature « ontologique », définie comme l’ensemble des propriétés des entités et processus matériels, y compris les humains, se préoccupe de leur « essence », de leur identité profonde, qu’il importe de ne pas dénaturer, aliéner. Elle inspire les tentatives de réensauvagement des espaces agricoles européens récemment abandonnés, pour les « rendre » à la nature. Interpellant nos différentes conceptions de la nature, trois critères scientifiques de réensauvagement – ou renaturation – ont ainsi été récemment proposés. [3] Le premier s’attache à la complexité trophique, ou diversité de la grande faune (grands herbivores et carnivores). En Europe, la zone de sécurité entourant la centrale de Tchernobyl, totalement vide d’influence humaine depuis 1986, a été recolonisée par d’abondantes populations de plusieurs espèces de grands herbivores et carnivores, et répond désormais paradoxalement très bien à ce critère. Le deuxième critère est la capacité de dispersion, de déplacement et d’échange, de la faune et de la flore, liée à la connectivité des milieux. Enfin, le troisième consiste en un régime de perturbation aléatoire ; les écosystèmes n’étant jamais stables, cet aléa évite l’adaptation opportuniste des espèces à une cadence fixe de perturbation, réductrice de biodiversité.

Les enjeux sociaux et culturels associés à la préservation de la nature sont le plus souvent envisagés tardivement, a posteriori, et sont étroitement liés à la représentation de la nature présente chez les différents acteurs sociaux concernés. Proactive, la notion de « conservation conviviale » [4], propose quant à elle de dépasser à la fois le partage nature-culture et l’organisation économique actuels. Elle suggère de parler d’espaces « promus » plutôt que d’espaces « protégés », au sein desquels un revenu minimal des populations locales serait assuré. Des réparations « historiques » pourraient être octroyées aux communautés humaines ayant été chassées des espaces protégés, par exemple aux populations amérindiennes du Yellowstone. Surtout, il s’agirait de n’impliquer que des organisations et entreprises favorisant une réorganisation économique des sociétés qui s’accorde avec la préservation de la nature.

Un exemple de réensauvagement : la réintroduction de bisons dans la réserve de Kraansvlak, aux Pays-Bas. Photo : François Moutou

Scénarios et devenir de la nature

La construction de scénarios à l’échelle de la planète, explorant des avenirs possibles, est une manière d’envisager tous les enjeux associés à la préservation de la nature. Les scénarios combinent des questions démographiques, économiques, sociales et culturelles, technologiques, institutionnelles, évidemment environnementales, dont l’intégration est complexe. Ils combinent modélisations quantitatives (biodiversité, climat et démographie par exemple) et qualitatives (conceptions du monde et institutions).

Les scénarios diffèrent de la prospective, au sens où celle-ci cherche à déterminer ce que sera le futur. Les programmes politiques correspondent plutôt à des scénarios. Dans un régime résolument démocratique, la connaissance des scénarios existants doit aider les citoyens à choisir, voire participer à la construction des scénarios. Ils devraient pouvoir situer toute promesse politique dans l’espace des scénarios envisagés, tenant compte des forces économiques et politiques, techniques et scientifiques.

Le rapport du Club de Rome, Limits to growth, est un scénario fondateur de devenir de la planète, suggérant la possibilité d’effondrement de la civilisation « moderne ». Plus récemment, d’autres institutions ont produit des scénarios, tels The Millennium Ecosystem Assessment, le Groupe d’experts inter- gouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) et la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, aussi surnommée « Giec de la biodiversité »). Les Shared Socioeconomic Pathways (SSP) sont des scénarios plus récents, [5] ouvrant une collaboration possible entre Giec et IPBES. Dans cet ensemble touffu émergent trois types de scénarios. [6]

Le scénario tendanciel, héritier des Lumières ?

Le scénario « tendanciel » ou continuation de la trajectoire suivie depuis les Lumières, associée au positivisme, argue que, comme lors des deux derniers siècles, sciences et techniques permettront l’amélioration du bien-être humain, tout en résolvant les problèmes environnementaux rencontrés. On parle parfois d’éco-modernisme (terme ambigu car utilisé dans divers contextes) ou de pensée techno-scientifique, combinant nouvelles technologies et mesures économiques. Ce scénario comporte au moins deux faiblesses. D’une part, il surestime notre capacité à résoudre, ou simplement contrôler, nos problèmes environnementaux depuis plusieurs décennies, conduisant à la situation actuelle, d’une nature très dégradée, et soumises à des pressions hors de tout contrôle technologique. D’autre part, ce scénario néglige le défi quantitatif, à savoir une réduction majeure de l’empreinte écologique des pays riches, empreinte qui n’est matériellement possible que parce que ces derniers représentent une petite minorité, de l’ordre d’un milliard d’humains. [7] Les scénarios du Breakthrough Institute, auxquels s’apparentent les propositions de Steven Pinker [8], reposant sur des performances remarquables et à venir des plantes génétiquement modifiées, de l’énergie nucléaire et/ou de la géo-ingénierie, sont caractéristiques de ces impasses. Solaire et éolien, agroécologie, n’étant pas des alter- natives jugées crédibles dans de telles dynamiques d’augmentation importante des demandes en énergie et alimentation, de par leurs difficultés et limites de déploiement. De tels scénarios accompagnent le projet d’une globalisation du système économique et politique s’inspirant du système actuel des pays riches. La déclinaison économiste visant à intégrer dans la logique des marchés la préservation de la nature s’appuie sur des données très partielles concernant ce qu’est la « nature ». Elle est tributaire de la crédibilité des options techniques précédentes. Cette vision techno-scientifique, défendue par nombre d’institutions, techniques et scientifiques, s’identifie volontiers aux Lumières, voire catégorise les sceptiques comme ennemis des Lumières : l’une de ses tendances fortes actuelles est le transhumanisme, dont le pendant « écologiste » serait la géo-ingénierie. Hartmut Rosa et Zigmunt Bauman parlent à propos de cette option de modernité « tardive », « liquide » [9], soulignant l’incongruité de ces logiques anciennes de la modernité, qui vantent l’innovation futuriste mais se fondent sur des conceptions de la nature et de la société archaïques du point de vue des sciences sociales et écologiques, combinant uniformisation et standardisation. La sphère scientifique est donc très partagée quant à la crédibilité de cette option.

Effondrement ou transition ?

En réaction aux impasses de ce scénario tendanciel, aux espérances limitées à la science, aux technologies et à l’économie, deux autres scénarios contrastés ont émergé : le scénario de l’effondrement et le scénario socio-écologique. L’effondrement conduit à la tentation de l’arche de Noé. Il présente deux variantes : l’effondrement généralisé, conduisant à un changement majeur de l’ensemble des sociétés ; et la forteresse (également appelé « ordre et force » par le Millennium Ecosystem Assessment en 2005), qui considère qu’un certain nombre de pays et/ou de communautés parviendraient à s’abstraire du désordre du monde. Face à la crise environnementale, le monde occidental peut tenter de se réfugier dans sa forteresse techno-économique. Ce scénario est sans doute pris très au sérieux au plus haut niveau aux États-Unis et au Brésil, avec des stratégies politiques en conséquence, et est particulièrement présent dans la fiction, notamment le cinéma étatsunien.

Le scénario socio-écologique, plutôt appelé nouveau paradigme ou grande transition, [6] défend l’idée que les humains doivent d’abord se réorganiser socialement et culturellement s’ils souhaitent répondre à la crise écologique. Cette réponse s’inscrit dans des traditions réformiste et révolutionnaire, de Nicolas de Condorcet à Karl Marx. Ces deux auteurs privilégient une réponse sociale qui fait face à la finitude de la nature, impliquant l’égalité des genres, des différentes classes sociales. Cette option domine la logique du rapport spécial de l’IPBES de 2019. Prolongeant l’analyse de l’échec des propositions de politiques publiques tentant de stopper le déclin de la nature, ce rapport propose surtout des manières d’y remédier. S’inspirant d’une intuition de Donella Meadows – autrice principale du Club de Rome –, développant une analyse systémique, il propose cinq types de mesures hiérarchisées : permettre, voire favoriser, une conception de la vie « bonne », dissociée de l’accroissement de la consommation matérielle, une proposition radicalement nouvelle dans un rapport scientifique ; la réduction des inégalités, car ces dernières freinent le déploiement des politiques de préservation de la nature, altèrent les effets des outils économiques et techniques ; des incitations économiques, des taxes – selon le principe pollueur-payeur –, des quotas, labels, subventions – telles que les paiements pour services environnementaux, ces mesures n’ayant les effets souhaités que dans un cadre social et éthique adéquat ; des innovations techniques, l’idée étant que le déploiement des énergies renouvelables et de l’agroécologie n’est compatible avec la préservation de la nature que dans un cadre éthique, social et économique adéquat ; l’éducation et l’accès à l’information pour chacun, leur bon usage dépendant aussi d’un cadre éthique pertinent.

En d’autres termes, l’IPBES argumente que sciences et techniques associées d’une part, mesures économiques et/ou sociales d’autre part, ne permettront pas de résoudre la crise écologique à elles seules. [10] Elles peuvent y contribuer, dans un cadre social – au sens large – adéquat. Cadre dans lequel il importe de négocier – avec précaution – entre les exigences de la nature et celles des humains, tenant compte de leurs forces et aspirations respectives.

Une maison traditionnelle du Vanuatu munie d’un panneau solaire, sur l’île de Santo. Le progrès ne suppose pas nécessairement l’alignement des cultures et des modes de vie sur le scénario tendanciel étatsunien. Photo : Frédéric Ducarme

Écologie et société

La pensée sociale et écologique comporte de nombreuses déclinaisons politiques : éco-socialisme, communalisme, biorégionalisme, alter-mondialisme, post-colonialisme, écoféminisme… Cette florissante diversité recèle aussi un risque de dispersion, voire de division. À l’inverse, les conceptions techno-scientifiques et forteresse semblent, au moins superficiellement, plus unies.

En conclusion, cette option doit permettre d’éviter les impasses que représentent les scénarios d’effondrement et techno-scientifique. Elle s’inspire de la pensée des Lumières tout en la complétant, en y intégrant les valeurs de la nature.

Ce texte est issu du séminaire donné par Denis Couvet à l’institut Momentum le 11 janvier 2020, et de l’article2 sur les significations du mot « nature » publié par Frédéric Ducarme et Denis Couvet en 2020.

Pour en savoir plus

•  Bhabha H. K. 2007. Les lieux de la culture : une théorie postcoloniale. Payot.

• Taylor C. 1989. Les sources du moi. La formation de l’identité moderne. Éditions du Seuil, 1998 (réédité 2017).


Références

  1. Descola P. 2005. Par-delà nature et culture. Gallimard. 800 pages.
  2. Ducarme F., Couvet D. 2020. What does ‘nature’mean? Palgrave Communications, 6(1).
  3. Perino A., Pereira H. M., Navarro L. M., Pe’er G. et al. 2019. Rewilding complex ecosystems. Science, 364(6438), 1-8.
  4. Büscher B., Fletcher R. 2019. Towards convivial conservation. Conservation & Society, 17(3), 283-296.
  5. O’Neill B. C., et al. 2014. A new scenario framework for climate change research: the concept of shared socioeconomic pathways. Climatic change, 122(3), 387-400
  6. Hunt D. V., et al. 2012. Scenario archetypes: Converging rather than diverging themes. Sustainability, 4(4), 740-772.
  7. O’Neill D. W., Fanning A. L., Lamb W. F., Steinberger J. K. 2018. A good life for all within planetary boundaries. Nature Sustainability, 1(2), 88-90.
  8. Pinker S. 2018. Enlightenment now: The case for reason, science, humanism, and progress. Penguin. 576 pages.
  9. Bauman Z. 2018. Les enfants de la société liquide. Fayard. 120 pages.
  10. IPBES. 2019. Résumé à l’intention des décideurs du rapport de l’évaluation mondiale de l’IPBES de la biodiversité et des services écosystémiques. S. Díaz, et al. (eds.). 56 pages.

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