De gibier du roi à enjeu politique

Ours marsicain dans le Parc national d’Abruzzo, Lazio et Molise. Photo : Valentino Mastrella/Archivio PNALM

Les identités changeantes de l’ours dans l’Alta Val di Sangro de 1873 à 2020

En Italie, l’Alta Val di Sangro est le dernier refuge de l’ours marsicain dans les Apennins. Pour analyser les changements de la relation entre humains et ours dans cette portion de l’Italie au fil du temps, il faut remonter jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, période à partir de laquelle les témoignages écrits se multiplient. L’histoire ainsi reconstituée est celle d’une série de transformations successives de l’image de l’ours marsicain – et des pratiques qui en découlent –, provoquées par de vastes phénomènes de changement culturel au cours d’un siècle et demi.

Texte : Luigi Piccioni, Giorgio Boscagli, Spartaco Gippoliti et Corradino Guacci, Società italiana per la storia della fauna

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 330, septembre-octobre 2021

Les ours marsicains de l’Apennin central composent l’une des dix populations isolées d’ours bruns européens. Pendant des siècles, ils n’ont pas eu de contacts avec d’autres populations. Cette population est stable depuis plusieurs décennies, avoisinant les quarante à cinquante individus, mais cet effectif modeste la conduit à être incluse parmi celles qui sont considérées à risque critique d’extinction. [1] Au cours des deux derniers siècles, son territoire s’est légèrement modifié, se réduisant d’abord à la seule Alta Val di Sangro – qui abrite aujourd’hui le Parc national d’Abruzzo, Lazio et Molise – et ses alentours, puis s’élargissant à nouveau tout en conservant sa zone centrale dans l’Alta Val di Sangro.

Le territoire de l’ours marsicain aujourd’hui.

 

L’ours marsicain n’a jamais été considéré comme un danger pour l’être humain. En 1862, l’un de ses meilleurs experts, le médecin Leonardo Dorotea, indique dans son traité sur les espèces chassables dans la région [2] que les dégâts causés par l’ours à l’élevage se limitent à une tête de petit bétail de temps en temps, car son régime est principalement végétarien, et que l’on peut compter sur les doigts d’une main les cas d’agression envers l’humain, se produisant seulement quand la bête est gravement blessée et n’a pas moyen de s’échapper. En général, poursuit Leonardo Dorotea, l’ours tend en effet à éviter tout contact avec l’humain. Par ailleurs, l’ours est alors l’objet d’une chasse assez systématique et est tué à de rares occasions, soit en réplique à une attaque du bétail, soit pour gagner du prestige au village. Ici le meurtre de l’ours n’est donc pas un moyen d’éradication (comme dans le cas du loup) mais plutôt un moyen de défense immédiate et une démonstration de compétence cynégétique, selon la logique des chasses seigneuriales et nobiliaires européennes. [3] Étant maire de Villetta Barrea, le même Leonardo Dorotea saisit le potentiel politique de la chasse à l’ours et – au nom des maires de la vallée – offre en décembre 1860 l’exclusivité de cette chasse au souverain de l’Italie qui vient d’être unifiée, Vittorio Emanuele II, surnommé « le roi chasseur » en raison de sa passion cynégétique. Le roi ignore l’offre à deux reprises avant d’accepter une nouvelle proposition en 1873. Naît ainsi la réserve de chasse royale de l’Alto Sangro.

Bien que dans la vallée, les choses changent peu – les bergers continuent à se défendre et certains chasseurs locaux continuent à tuer occasionnellement des ours – cette initiative change le statut de l’ours marsicain et son image. Il est désormais un animal officiellement projeté dans une dimension nationale, liée à la figure du souverain et objet potentiel de grandes chasses aristocratiques qui pourraient apporter de nombreux avantages à la vallée. Un atout, dirions-nous aujourd’hui. Avec le temps, le maintien de la réserve de chasse se révèle très onéreux : les agriculteurs locaux, auxquels il est formellement interdit de tirer sur l’ours, sont remboursés par la Maison du Roi pour tous les dommages imputés à l’animal ; en l’absence de contrôles, les demandes d’indemnisation ont augmenté de façon exponentielle au début du nouveau siècle. C’est la raison pour laquelle, en 1912, le roi Vittorio Emanuele III rend, quoiqu’à contrecœur, la réserve aux maires de la vallée en mettant fin au privilège du droit royal de chasse. L’ours redevient ainsi librement chassable.

Un parc national pour sauver l’ours

Cependant la fin de la réserve coïncide temporellement avec une petite révolution dans la manière dont une partie des naturalistes italiens considère la faune la plus rare et la plus précieuse, en particulier les grands mammifères. À la fin de l’année 1911, la Société zoologique italienne embrasse en effet l’idée que pour protéger la grande faune italienne menacée, il est nécessaire de créer des parcs nationaux. Elle suggère que parmi les zones à protéger de toute urgence figure l’Alta Val di Sangro, en raison des précieuses et uniques populations d’isard et d’ours qui y vivent. En avril 1913, une association protectionniste, la Lega nazionale per la protezione dei monumenti naturali, demande au ministre de l’Éducation publique d’établir le plus rapidement possible un parc national dans la vallée afin d’empêcher que des foules de chasseurs (désormais équipés d’armes modernes et plus puissantes qu’autrefois) ne conduisent à l’extinction soit de l’isard, soit de l’ours, une fois l’interdiction de la chasse aux particuliers abrogée. [4]

Compte tenu de la difficulté d’établir immédiatement un parc national, l’isard des Abruzzes – qui a été décrit comme Rupicapra ornata en 1899 – est protégé par la loi. Encore considéré comme nuisible, l’ours ne peut quant à lui obtenir une mesure similaire. Cependant, en janvier 1923, le parc national des Abruzzes est finalement établi et avec lui la protection définitive de l’ours. Avec la naissance du parc national, le statut de l’ours marsicain change à nouveau. Sa population en voie de disparition appartient au patrimoine national et mondial, tandis qu’au niveau local, l’ours finit par représenter symboliquement l’ensemble des Abruzzes : le premier emblème officiel du parc est en effet un ours.

Une fois protégé, l’ours marsicain échappe à l’extinction. Sa population se stabilise autour de cinquante individus, mais pendant longtemps l’intérêt du grand public ainsi que celui des savants est faible. Le parc national, qui à partir de la moitié des années 1950 devra en outre affronter une grave crise sous les coups de la spéculation immobilière, n’a ni l’énergie, ni le désir de mieux connaître l’animal et de le faire connaître.

À partir de 1962, l’affrontement entre défenseurs du parc et partisans du développement des sports d’hiver atteint les pages des quotidiens nationaux, donnant pour la première fois une large visibilité au parc et à son animal-symbole, l’ours, qui est décrit en détail et considéré comme menacé en raison de l’expansion des stations de ski, des grands hôtels et des villas bâties loin des villages, souvent dans des zones où le plantigrade a ses tanières.

 

Les emblèmes officiels du Parc national d’Abruzzo, Lazio et Molise, de sa fondation à aujourd’hui.

« Mon ami l’ours » : une nouvelle image dans une société qui change

L’affrontement connaît un tournant à partir de 1969 avec le succès des protectionnistes et une nouvelle gestion du parc, inspirée par des critères rigoureux de conservation, de développement local et un aménagement sur le modèle des parcs nationaux américains. [5] L’un des premiers actes du nouveau directeur, Franco Tassi, est l’adoption d’un nouvel emblème officiel (encore en usage aujourd’hui) : un ours stylisé en position assise accompagné du slogan « Mon ami l’ours ». Après quelques décennies l’ours redevient donc l’emblème du parc, selon une nouvelle perspective : l’image est maintenant rassurante et conviviale, et doit beaucoup à la culture de la bande dessinée et des dessins animés alors que le slogan renforce cette idée en déclarant l’innocuité et même la familiarité – au moins symbolique – de l’ours envers l’humain.

Dans les années 1970, l’ours marsicain commence à faire l’objet d’études scientifiques – comme beaucoup d’autres espèces vivant dans le parc. Toute une génération de jeunes zoologistes mène ses recherches dans la région, faisant progresser les connaissances dans le domaine de l’écologie et la physiologie de l’ours, mais aussi de son comportement. Le Groupe Ours Italie, une structure destinée à suivre la présence de l’ours dans tout l’Apennin central et à promouvoir et coordonner la recherche scientifique sur le sujet, est créé en 1983.

Ardemment – et le plus souvent sans succès – recherché par les amateurs et les touristes, peu chassés par les braconniers, objet d’un grand nombre d’études et de promotion à l’initiative du parc, considéré sans trop d’hostilité par les éleveurs qui sont toujours bien rémunérés en cas de dommages, l’ours marsicain devient un chouchou du public ; en 2008 le premier musée à lui être consacré est inauguré dans le village de Pizzone au sein du parc.

Pourtant, entre-temps, la situation de l’ours s’est modifiée. En 1982, un ourson sans mère, mal nourri et en danger de mort est récupéré et baptisé Sandrino en l’honneur du président de la République, le très populaire Sandro Pertini. L’ourson devient l’objet d’une vaste campagne de presse qui occupe les médias italiens pendant plusieurs semaines. C’est la première fois qu’un animal sauvage du parc est rendu populaire auprès du grand public avec un nom propre. Au fil des années cette pratique deviendra très commune mais, à ce moment-là, elle acquiert une grande résonance et affecte profondément l’imaginaire collectif.

Un impact encore plus grand est exercé, depuis le début des années 1990, par la diffusion télévisée d’images d’ours marsicains en liberté. Cette diffusion plus large des vidéos résulte de la convergence de deux innovations techniques : des équipements radio-télémétriques pour la détection des mouvements d’animaux et des caméras installées dans des lieux de présence de l’animal. Pour la première fois on dispose de nombreuses séquences, dont certaines très spectaculaires, qui peuvent être facilement copiées et distribuées à la presse et aux chaînes de télévision. La possibilité pour le grand public de voir à l’écran ces grands mammifères des forêts apenniniques donne un élan supplémentaire au processus de familiarisation. En outre, grâce au succès de ces émissions, l’intérêt du ministère de l’Environnement pour le parc national et pour la protection de l’ours augmente considérablement.

« Animaux qui ont confiance » : risques et potentialités

Au début des années 1990 émerge également le phénomène dit des « animali confidenti », c’est à dire des animaux sauvages qui n’ont pas peur de l’humain, qui ont confiance. Pendant longtemps, les ours de l’Alta Val di Sangro, vivant dans les profondeurs des bois et fuyant l’humain, étaient très difficiles à rencontrer. Pendant des siècles leur comportement avait été conditionné par deux facteurs : d’une part les pratiques de dissuasion mises en œuvre par les bergers et les villageois pour le tenir à l’écart des troupeaux, des poulaillers et des ruches, de l’autre la présence de cultures fruitières et de terres arables – sources de subsistance pour les ours – loin des centres habités. L’abandon progressif des activités traditionnelles a éloigné des montagnes ces professionnels qui faisaient reculer les bêtes sauvages et a provoqué l’abandon des cultures à haute altitude, de sorte que la population des ours s’est progressivement adaptée à une nouvelle situation. Au début des années 1990, l’ours tend à chercher la nourriture où elle est la plus abondante et disponible : dans les villages et dans les espaces où les touristes s’attroupent. Les rencontres et les observations deviennent plus faciles et plus fréquentes. Au mois d’août 1994, le personnel du parc est contraint pour la première fois de capturer une ourse qui, en quête de nourriture, a approché à plusieurs reprises les touristes : Yoga est la première d’une longue série d’ours « confidenti » (« confiants »), de plus en plus nombreux au fil des années, qui fréquentent systématiquement les villages de la zone, sans plus aucune forme de réticence. La même chose se produira par la suite avec les cerfs élaphes (Cervus elaphus). Réintroduits à partir des années 1970, ils sont restés assez difficiles à atteindre pendant environ vingt-cinq années avant que, au début des années 2000, ils se soient habitués à fréquenter – au cours de l’été et en grand nombre – d’abord les alentours puis le centre du village de Villetta Barrea, en devenant ainsi une véritable attraction locale.

L’ourse Yoga fut en 1994 la première des ours « confidenti » dans le Parc national d’Abruzzo, Lazio et Molise.

Deux développements technologiques ont explosé en parallèle au début du XXIe siècle : la photographie avec un téléphone portable ainsi que les médias sociaux. [6] L’animal n’étant pas agressif, il arrive de plus en plus souvent qu’un ours qui se trouve dans un village soit pourchassé par un grand nombre de personnes désirant le photographier. En 2020, l’ourse Amarena a été suivie par de nombreux photographes dans les villages de Villalago et San Sebastiano alors qu’elle élevait une portée de quatre petits. Elle a connu un grand succès et des milliers de personnes l’ont suivie sur les réseaux sociaux. Ainsi la présence en fond de vallée et à proximité des villages d’un grand mammifère sauvage populaire comme l’ours, le désir de le voir, la possibilité pour toute personne de le photographier et la capacité de diffusion en temps réel des photographies ou des vidéos qui montrent la « proie » convoitée et la relation personnelle de chacun avec elle sont des phénomènes qui ont augmenté considérablement l’attention et l’intérêt envers l’ours. Cet ensemble de changements finit par modifier à la fois le statut de l’ours dans l’imaginaire local et national ainsi que les problèmes liés à sa gestion.

 

L’ourse Amarena, suivie de ses petits, a fréquenté les villages de Villalago et San Sebastiano.

Un problème public

Face à une population considérée en péril mais à peu près stable, comptant quarante à cinquante spécimens au moins depuis les premiers dénombrements des années 1920, la résonance donnée à la mort de spécimens isolés et la préoccupation qui en découle pour le salut de la population ont été considérablement amplifiées à partir de la première moitié des années 1990. Dans les années 1970, la découverte d’un ours mort de causes non-naturelles ne fut signalée que de manière anecdotique dans les journaux locaux, bien que l’administration du parc national ait publié un communiqué de presse soulignant la gravité de l’incident. À partir des années 1990 – et de manière croissante plus récemment – la mort d’un ou de plusieurs ours, en particulier causée par l’action humaine, suscite des vagues de compassion et de préoccupation pour la santé et l’avenir de la population, non seulement parmi les communautés locales mais plus encore dans de vastes sections de l’opinion publique nationale et parfois même étrangère.

Nous assistons par conséquent à ce que l’on pourrait appeler la multiplication des parties prenantes. Si jusqu’aux années 1970 une affaire d’ours ayant volé un mouton, ayant été tué par un braconnier ou écrasé par une voiture regardait tout au plus la direction du parc, l’éleveur ayant subi les dommages et les organismes contribuant aux remboursements, après le milieu des années 1980 et encore plus après le milieu des années 1990, ce sujet finit par concerner un grand nombre d’acteurs souvent en conflit les uns avec les autres pour défendre leur cause ou gagner en visibilité, prestige ou ressources. Outre la direction du parc et les élus locaux, ont en effet émergé de nouveaux protagonistes actifs de ce qui est devenu un « problème public » [7] : les centres de recherche qui sont en concurrence pour les financements destinés à étudier la biologie et l’éthologie de l’ours et à indiquer les meilleures stratégies pour sa conservation, un nombre croissant d’associations qui ont parmi leurs objectifs principaux le salut de l’ours marsicain, et les chargés de projets de suivi et de soutien à la population des ours.

Mais le point peut-être le plus important est que les initiatives et les affrontements entre ces acteurs invariablement engagés pour le « salut » de l’ours marsicain menacé d’extinction – bien que le nombre d’ours soit stable depuis des décennies – se déroulent dans un espace public désormais national et surchargé d’une emphase et d’une résonance émotive affectant des dizaines de milliers de personnes qui non seulement n’ont jamais eu directement affaire avec un ours, mais pour la plupart n’ont même jamais été en personne dans l’Alta Val di Sangro.

Cette grande transformation, qui n’a été que brièvement évoquée ici et qui n’a pas encore été étudiée de manière systématique, implique donc de manière intense et permanente les organismes publics établis, la population locale et les différentes associations engagées pour le salut de l’ours mais aussi une opinion publique nationale de plus en plus large et intéressée, sinon impliquée sur le plan émotionnel. À présent, la situation est telle que pour justifier publiquement certaines désignations de gestionnaires d’espaces protégés, on a invoqué la capacité prétendue du candidat à traiter énergiquement le problème du salut de l’ours. [8]

 


Références

  1. Boscagli G. 2020. L’importanza delle aree protette per la conservazione dell’orso bruno marsicano. In Corradino G. (dir.). 2020. Orso bruno marsicano. Verso una strategia di conservazione integrata. Atti del convegno di studi (Bologna, 20 ottobre 2018). Palladino, p. 103-120.
  2. Dorotea L. 1862. Della caccia e della pesca nel Caraceno. Sommario Zoologico, Napoli, Stabilimento Tipografico Vitale (réédité par Corradino Guacci, Palladino en 2018).
  3. Piccioni L. 1996. Il dono dell’orso. Abitanti e plantigradi dell’Alta Val di Sangro tra Ottocento e Novecento. Abruzzo Contemporaneo n° 2, p. 61-113.
  4. Piccioni L. 2014. Il volto amato della patria. Il primo movimento per la protezione della natura in Italia 1880 1934. Temi. 368 pp.
  5. Piccioni L. 2017. Pioneering Sustainable Tourism. The Case of the Abruzzo National Park. Zeitschrift für Tourismuswissenschaft, p. 87-113.
  6. Voir « Introduction » in Nanni V., et al. 2020. Social Media and Large Carnivores: Sharing Biased News on Attacks on Humans. Frontiers on Ecology and Evolution, article 71.
  7. Maïa M. 2012. Entre affection et aversion, le retour du loup en Cévennes comme problème public. Terrains & Travaux, n° 20, p. 15-33.
  8. Orso marsicano e Parco d’Abruzzo. Querelle Orlando- ambientalisti sul nuovo presidente. Online Gaianews.it, 23/01/2014.

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