Collections d’histoire naturelle : Des ressources indispensables pour la connaissance de la biodiversité
Contrairement à l’image passéiste qui colle trop souvent aux collections d’histoire naturelle, ces dernières constituent d’inestimables archives de la biodiversité, dont l’importance sociétale grandit au fur et à mesure que l’on prend conscience des enjeux liés à sa raréfaction. Les collections d’oiseaux et de mammifères du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), de l’ordre de 300 000 spécimens, se présentent sous diverses formes : peaux sèches ou en fluide, spécimens montés, squelettes, œufs, etc. Nous présentons ici quelques études montrant comment les collections naturalistes aident à la compréhension du vivant. Ces exemples portent sur les mammifères et les oiseaux, mais des travaux comparables existent pour les autres groupes zoologiques et botaniques.
Texte : Jean-Marc Pons, maître de conférences au Muséum national d’histoire naturelle UMR 7205, Institut de systématique, évolution, biodiversité Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 320, janvier-février 2020
Dès le XVIIIe siècle, les collections d’histoire naturelle ont nourri le formidable essor des sciences de la vie et de la nature. Leur importance n’a fait que croître au cours du XIXe siècle, siècle d’exploration, de découverte et de description de l’infinie variété des paysages, des roches, des plantes et des animaux de la planète. La systématique chère à Carl von Linné (1707-1778), véritable socle sur lequel les sciences du vivant se sont édifiées, a largement reposé sur l’étude des collections d’animaux et de plantes, tout comme l’anatomie comparée, la paléontologie, la zoologie et la botanique ; autant de sciences focalisées sur la diversité et qui ont permis à la notion d’évolution de germer et d’être formalisée sous l’impulsion de chercheurs comme Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) ou Charles Darwin (1809-1882).
Au XXe siècle, jusque vers les années 1980, les collections d’histoire naturelle ont perdu de leur importance académique. Cette période est en effet marquée par les succès de la biologie générale qui, sur le modèle de la physique, se donnait pour objectif de dégager les principes généraux du fonctionnement du vivant. Cette orientation réductionniste a culminé avec la découverte de la structure en double hélice de l’ADN par Watson et Crick en 1953 et du code génétique quelques années plus tard. À partir de l’étude de quelques organismes modèles comme la mouche du vinaigre (Drosophila melanogaster), la souris domestique (Mus musculus) ou encore l’arabette (Arabidopsis thaliana), une petite plante annuelle, on cherchait à établir les lois générales de l’organisation et de l’évolution du vivant. Dans ce contexte, la diversité biologique, celle que précisément illustrent les collections d’histoire naturelle, était reléguée au second plan. Cette situation s’est traduite par de nombreuses difficultés concernant l’enrichissement des collections et par la raréfaction des systématiciens capables de décrire la fabuleuse diversité du vivant. Il s’en est suivi une relative désaffection du grand public pour les collections muséographiques et le sentiment pour nombre de décideurs politiques ou scientifiques que celles-ci appartenaient au passé.
La situation change cependant au tournant des années 1980, avec la prise de conscience du déclin de la biodiversité sous l’effet de l’impact grandissant des activités humaines, alors même qu’elle nous est encore largement inconnue. Dès lors, l’importance sociétale et scientifique grandissante de la diversité biologique – Edward Wilson forge le terme « biodiversité » en 1988 – jette un éclairage nouveau sur les collections d’histoire naturelle qui constituent une source de données et de connaissances inestimables et sous exploitées [1]. D’autant qu’au même moment, des innovations techniques permettent d’en extraire de précieuses informations autrefois inaccessibles.
La muséogénomique : une bibliothèque du vivant
La possibilité d’amplifier l’acide désoxyribonucléique (ADN), support de l’information génétique, grâce à une enzyme capable de résister à des températures élevées, a permis de grands progrès dans notre compréhension de l’évolution des populations naturelles et des espèces non-modèles. Il est devenu possible d’amplifier de l’ADN de spécimens conservés dans les collections appartenant à des espèces rares ou éteintes ou encore difficilement accessibles dans la nature pour diverses raisons (régions reculées, instabilité politique, guerres…). Les collections d’histoire naturelle constituent donc un immense réservoir d’ADN provenant d’espèces vivantes ou éteintes. Cependant, l’ADN se dégrade avec le temps. Jusqu’à une période récente, cette dégradation qui aboutit à la fragmentation de la molécule d’ADN muséale en petits morceaux limitait ses possibilités d’utilisation. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, car les progrès de la génomique sont tels qu’il est maintenant possible de reconstituer le génome complet de spécimens anciens. Pour souligner l’importance de cette avancée, certains ont proposé le terme de « muséogénomique ».
Connaissance de la biodiversité
Bien nommer et classer les espèces en se fondant sur les relations de parenté qui les lient les unes aux autres est une étape indispensable à la connaissance de la biodiversité. Nous nous sommes intéressés à ces questions à propos des cochevis, de petits passereaux terrestres de la famille des alouettes inféodés aux milieux ouverts (steppes, prairies, plaines) de l’Ancien Monde. Grâce aux spécimens conservés au MNHN depuis le début du XXe siècle, il a été possible d’extraire, d’amplifier et de séquencer l’ADN des pelotes plantaires de cochevis provenant de diverses régions éloignées, souvent difficilement accessibles de nos jours, où vivent ces oiseaux. Le cochevis huppé (Galerida cristata) et son proche parent le cochevis de Thékla (Galerida theklae) ont en effet une aire de répartition très vaste qui englobe une large partie de l’Eurasie et de l’Afrique. Ces deux espèces se ressemblent beaucoup, au point que les premiers ornithologues ne les séparaient pas toujours. L’analyse que nous avons conduite [2], incluant des spécimens du MNHN, a permis d’établir la répartition géographique des lignées génétiques actuelles et de dater les évènements de divergence qui les ont séparées au cours de leur histoire pour aboutir à la situation actuelle. Ainsi en dépit de leur forte ressemblance, les cochevis huppé et de Thékla se sont séparés il y a environ cinq millions d’années. Se basant sur des critères morphologiques, on a longtemps cru que le cochevis de Malabar, présent sur la côte occidentale de l’Inde, était apparenté au cochevis de Thékla, alors qu’en réalité il est plus proche du cochevis huppé. À l’intérieur du cochevis de Thékla, les populations situées de part et d’autre du Sahara ont divergé il y a quelques trois millions d’années, et notre étude a révélé que la corne de l’Afrique héberge probablement plusieurs espèces nouvelles non décrites à ce jour. Par ailleurs, l’étude a également jeté un éclairage nouveau sur l’évolution du plumage au sein de ces deux espèces. L’adaptation au milieu désertique qui se traduit par l’adoption d’un plumage clair est intervenue plusieurs fois indépendamment au cours de l’évolution des deux espèces. Autrement dit, les variations de la couleur du plumage chez les cochevis résultent d’une adaptation au milieu et ne traduisent pas les relations de parenté entre les lignées. Ces résultats sont importants non seulement pour la connaissance des espèces mais également pour leur conservation. En effet, ils permettent de délimiter les populations et les espèces en tenant compte de leur histoire évolutive et ainsi d’orienter utilement les éventuelles actions de conservation nécessaires à leur sauvegarde.
Au sein de chaque espèce de cochevis il existe des formes claires et foncées. Les lignées génétiques ont été obtenues grâce aux spécimens du Muséum national d’histoire naturelle. En effet, il est maintenant possible d’obtenir de l’ADN en prélevant seulement un fragment de tissu des spécimens de musée.
L’illustration montre que les formes claires n’appartiennent pas à la même lignée génétique (T, G) aussi bien dans le cas du cochevis de Thékla que dans celui du cochevis huppé. La forme claire constitue une adaptation au milieu désertique apparue indépendamment dans chacune des deux espèces. La couleur du plumage ne traduit donc pas une relation de parenté.
Toujours en utilisant l’ADN muséal, Gemma Murray et ses collaborateurs ont récemment pu reconstituer les génomes complets de quatre pigeons migrateurs (Ectopistes migratorius) [3]. Cette espèce a disparu en 1914, et pourtant au début du XIXe siècle, trois à quatre milliards d’individus parcouraient le ciel de l’Amérique du Nord. Les auteurs de l’étude montrent que le pigeon migrateur disposait d’une faible diversité génétique au regard de l’immense taille de sa population. Et ils discutent l’éventuel rôle que cette diversité réduite aurait pu jouer dans sa disparition complète si rapide. D’autres auteurs ont suggéré que les facteurs comportementaux liés à la vie sociale très développée de cette espèce sont de meilleurs candidats pour expliquer sa disparition complète. Suite à une chasse intensive, l’effondrement des effectifs en dessous du seuil critique ne permettant plus aux comportements sociaux liés à la reproduction ou la recherche de la nourriture de s’exercer normalement a précipité la disparition totale de l’espèce en quelques décennies seulement.
L’ADN n’est pas la seule source d’information que les technologies modernes permettent d’exploiter. La roussette paillée (Eidolon helvum) est une grande chauve-souris frugivore répartie sur le continent africain. Pour étudier ses déplacements, des mammalogistes ont utilisé le deutérium, un isotope stable de l’hydrogène [4]. Le principe est le suivant ; la signature isotopique des poils est corrélée à celle des précipitations de la région géographique où ils ont poussé. On peut ainsi évaluer la distance parcourue par une chauve-souris entre le lieu de pousse de ses poils et le lieu de sa capture. Mais pour parvenir à un scénario global des déplacements de l’espèce à l’échelle du continent, il faut là encore disposer d’un bon échantillonnage géographique. Les auteurs de l’étude en question ont ainsi utilisé 131 échantillons de poils prélevés sur des spécimens de roussettes paillées conservées au Muséum national d’histoire naturelle et 148 échantillons de poils provenant du musée de Berlin. Ils ont montré que seulement 20 % des roussettes paillées étaient migratrices, la distance médiane de migration étant de l’ordre de 860 km.
Les changements en cours de la biodiversité
À partir de 1947, l’épandage massif de pesticides à base de DDT s’est accompagné d’une diminution catastrophique des populations de rapaces et en particulier du faucon pèlerin (Falco peregrinus), tant en Europe qu’en Amérique du Nord. À l’époque le lien entre les deux phénomènes était mal compris mais les ornithologues constataient une forte baisse de la fécondité des oiseaux. Très peu de jeunes oiseaux quittaient le nid. L’existence, dans les collections de musées d’histoire naturelle, de séries temporelles d’œufs collectés dès la fin du XIXe siècle, allait fournir une aide précieuse à la compréhension du mécanisme. L’utilisation de plus de mille cinq cents œufs collectés entre 1880 et 1967 a permis de montrer que l’épaisseur moyenne de la coquille des œufs du faucon pèlerin avait diminué de 20 % entre 1947 et 1952 [5]. En perturbant le métabolisme du calcium, le DDT entraînait une fragilité de la coquille des œufs qui ne pouvaient plus éclore à terme.
Les collections d’histoire naturelle permettent également de documenter les réponses de la biodiversité aux modifications globales de l’environnement planétaire soumis à l’empreinte grandissante des activités humaines. Ainsi des chercheurs ont étudié les modifications génétiques qui ont touché un écureuil terrestre (Tamias alpinus) de l’Ouest américain en réponse au réchauffement climatique [6]. Ils ont pour cela utilisé une centaine de spécimens collectés en 1915 et 1916, conservés au musée de Berkeley, qu’ils ont comparés à des spécimens contemporains. La fragmentation de l’habitat de cet écureuil, suite au réchauffement climatique intervenu dans le courant du XXe siècle, a eu pour conséquence le morcellement de la population étudiée. Au niveau génétique, cela s’est traduit par une baisse de la diversité globale et une plus forte différentiation des petites populations dorénavant spatialement isolées les unes des autres.
Chez les oiseaux, de nombreuses études impliquant des spécimens de musée ont montré que les changements globaux en cours avaient des effets sur la morphologie ou la coloration du plumage. La chouette hulotte (Strix aluco) est largement répandue en Eurasie et arbore deux phases de plumage respectivement grise et rousse. Des ornithologues ont montré que les chouettes rousses survivaient mieux que les grises les années de faible enneigement [7]. Entre 1985 et 2005, la couverture neigeuse ayant rétréci sous l’effet du réchauffement global, ils ont constaté que la fréquence des chouettes rousses dans la population étudiée avait augmenté au cours de la même période. De plus, ils ont pu démontrer que la couleur du plumage chez cette espèce était un caractère fortement héritable. La variation de la proportion de chouettes grises et rousses donne à voir l’évolution en marche sur quelques générations seulement. La taille corporelle des oiseaux réagit également aux changements environnementaux et là encore les spécimens de musée sont précieux pour le démontrer. Ainsi, une étude portant sur huit espèces de passereaux australiens [8] a montré qu’entre 1860 et 2001 la taille corporelle des oiseaux avait diminué de 1,8 % à 3,6 %, probablement en réponse au réchauffement climatique. Les auteurs suggèrent que cette diminution résulte bien d’une adaptation aux nouvelles conditions environnementales et non d’un simple cas de plasticité phénotypique.
Quel avenir pour les musées d’histoire naturelle ?
Les collections d’histoire naturelle sont donc une source de données inestimables, non seulement pour la connaissance de la biodiversité d’un point de vue historique et évolutif, mais également pour la compréhension des processus actuels qui la modifient et la dégradent. De plus, les collections d’histoire naturelle ne sont pas vouées à la seule science. Leur contribution culturelle et éducative est de première importance car elles constituent un médium utile au renforcement du lien entre la nature et nos contemporains.
Le succès de la Grande galerie de l’évolution, au Muséum national d’histoire naturelle, depuis sa réouverture en 1994 témoigne du rôle pédagogique que les musées d’histoire naturelle ont à jouer… pour peu qu’on leur en donne les moyens. En effet, si quelques grandes institutions arrivent à tirer leur épingle du jeu, dans bien des cas, l’importance reconnue des collections d’histoire naturelle ne garantit malheureusement pas leur pérennité. La situation varie selon les pays et les régions, mais trop souvent le manque de financement, de personnel, et la vétusté des locaux plongent nombre de collections dans une situation alarmante.
Le moment est crucial pour l’avenir des musées d’histoire naturelle alors que les opportunités liées à l’essor du numérique et la mise en réseau des informations constituent une plus-value considérable pour les spécimens de musée en facilitant l’accès aux données génétiques, écologiques, historiques et muséographiques qui s’y rapportent. Combien de collections renfermant des trésors de connaissance et d’émerveillement dorment à l’abri des regards ?
Ce texte est tiré d’une communication donnée dans le cadre d’une journée d’études organisée par le Muséum d’histoire naturelle de la ville d’Aix-en-Provence et l’université Aix- Marseille dont le thème était : « Pratiques de naturalisation et représentation animale » qui s’est déroulée à Aix-en-Provence le 30 juin 2017.
Références
- Wilson E. O. 1988. Biodiversity, National Academies Press.
- Guillaumet A., Crochet P. A., & Pons J. M. 2008. Climate-driven diversification in two widespread Galerida larks, BMC Evolutionary Biology, 8(1), 32.
- Murray G. G., Soares A. E., Novak B. J. et al. 2017. Natural selection shaped the rise and fall of passenger pigeon genomic diversity, Science 358 (6365), 951-954.
- Ossa G., Kramer-Schadt S., Peel A. J., Scharf A. K., Voigt C. C. 2012. The movement ecology of the straw-colored fruit bat, Eidolon helvum, in sub-Saharan Africa assessed by stable isotope ratios, PloS One, 7(9), e45729.
- Hickey J. J., Anderson D. W. 1968. Chlorinated hydrocarbons and eggshell changes in raptorial and fish-eating birds, Science, 162(3850), 271-273.
- Rubidge E. M., Patton J. L., Lim M., Burton A. C., Brashares J. S. & Moritz C. 2012. Climate-induced range contraction drives genetic erosion in an alpine mammal, Nature Climate Change, 2(4), 285-288.
- Karell P., Ahola K., Karstinen T., Valkama J. & Brommer J. E. 2011. Climate change drives microevolution in a wild bird, Nature communications, 2, 208.
- Gardner J. L., Heinsohn R., Joseph L. 2009. Shifting latitudinal clines in avian body size correlate with global warming in Australian passerines. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 276(1674), 3845-3852.