Chasses traditionnelles : le droit aux nues, mais le roi est nu

Pluvier doré (Pluvialis apricaria). Photo : Rickard Holgersson/Flickr

Texte : Romain Gosse, Docteur en droit public, administrateur et secrétaire général de la SNPN

Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 331, novembre-décembre 2021

Pour comprendre la bataille juridique autour des chasses traditionnelles, il est nécessaire de retracer le cheminement jusqu’à la dernière décision en date, l’ordonnance de référé du Conseil d’État du 25 octobre 2021. En effet, depuis quelques années la question se pose, devant la justice française, de savoir si les chasses traditionnelles d’oiseaux – qu’il s’agisse de la chasse à l’aide de glu, de matoles (petites cages), de pantes (sortes de filets) ou de tenderies (nœuds coulants) – sont conformes au droit. Plus particulièrement, est ici en jeu l’interprétation de la  directive européenne dite « Oiseaux », un des textes principaux pour la protection des espèces en Europe depuis plus de quarante ans, et notamment son article 9 qui permet des dérogations à la protection générale des oiseaux qu’elle met en place.

En 2018 et 2019, la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) et One Voice ont ainsi demandé au juge administratif l’annulation de plusieurs arrêtés du ministère de la Transition écologique qui autorisaient certaines de ces chasses pour les périodes 2018-2020. Par une décision du 29 novembre 2019, le Conseil d’État a renvoyé à la Cour de justice de l’Union européenne la question de la conformité de ces chasses traditionnelles – en l’occurrence, surtout, celle à la glu – au droit européen : par cette procédure dite de « renvoi préjudiciel », le juge français met en attente sa décision et requiert l’avis du juge européen sur l’interprétation du droit. La réponse de la Cour a fait l’objet d’un arrêt du 17 mars 2021 : elle y affirme, d’une part, que le caractère traditionnel d’une méthode de chasse ne saurait fonder une dérogation à la protection et, d’autre part, qu’une dérogation ne peut pas porter sur des méthodes de capture qui entraînent des prises accessoires, même limitées et temporaires, causant des dommages autres que négligeables.

Le Conseil d’État a ainsi tiré les conséquences de cette interprétation en deux temps durant l’été 2021. Dans un premier temps, il a annulé les arrêtés portant sur la chasse à la glu par des décisions en date du 28 juin 2021. Il faut signaler à cet égard que, courant 2020, et dans l’attente de l’interprétation du juge européen, le gouvernement avait lui-même refusé de reconduire l’autorisation de chasse à la glu, au grand dam des chasseurs. Et pour cause : une procédure d’infraction avait été ouverte, en parallèle, par la Commission européenne à l’encontre de la France, la mettant en demeure de respecter les exigences de la directive. Puis, dans un second temps, le Conseil d’État a annulé les arrêtés portant sur d’autres techniques (matoles, pantes, tenderies) par des décisions du 6 août 2021. Le sort des chasses traditionnelles paraissait ainsi scellé mais, contrairement à la chasse à la glu, ces autres techniques ont été l’objet d’un nouvel épisode juridique.

Un énième rebondissement

En effet, les associations de protection de la nature et de l’environnement ont eu la désagréable surprise, en septembre 2021 – soit quelques jours après la clôture du congrès mondial de la nature de l’UICN à Marseille, au cours duquel le gouvernement avait exprimé ses bonnes intentions devant les acteurs principaux de la protection de la nature, dont la SNPN – de découvrir que le ministère mettait en consultation de nouveaux arrêtés en vue d’autoriser ces chasses traditionnelles pour 2021-2022, et ce au mépris du droit européen et de la jurisprudence du Conseil d’État. Huit arrêtés ont ainsi été adoptés le 12 octobre 2021, visant l’alouette des champs, les vanneaux, les pluviers dorés, les grives et les merles noirs dans cinq départements.

Le pari de l’exécutif est de renforcer la motivation de ces arrêtés pour tenter de prouver que les dérogations s’inscrivent dans le cadre strict autorisé par la directive Oiseaux. Ainsi, il insiste sur la sélectivité des méthodes placées sous la vigilance du chasseur, les prises accessoires pouvant être relâchées sans dommage, sur la quantité limitée d’oiseaux prélevés, ou encore sur les contrôles mis en place (déclaration préalable, bilan des prises). Plus étonnant, il indique que ces chasses sont une « alternative » à la chasse à tir, sont plus « respectueuses de l’environnement », « moins bruyantes » et « favorisent une cohabitation harmonieuse des chasseurs et des promeneurs ». En somme, le gouvernement tente de justifier par tous les moyens possibles qu’il n’existe pas « d’autre solution satisfaisante » – comme le veut la dérogation selon l’article 9 de la directive Oiseaux – que le maintien de ces chasses traditionnelles.

Écœurées, les associations ont déposé de nouveaux recours, demandant notamment la suspension en urgence de ces nouveaux arrêtés. Cette procédure a conduit le Conseil d’État à rendre le 25 octobre 2021 sa dernière décision en date. Son ordonnance donne raison aux associations et suspend l’ensemble des huit arrêtés concernés. Le juge souligne tout d’abord l’urgence du contexte : l’exécution des arrêtés pourrait porter une « atteinte grave et immédiate » aux intérêts défendus par les associations, à savoir la protection des espèces, notamment au regard du déclin de certaines d’entre elles (comme l’alouette des champs). Il relève ensuite le doute sérieux qui pèse sur la légalité de ces arrêtés du fait des précédentes jurisprudences, a fortiori celle de la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, les arrêtés fondateurs du 17 août 1989, qui instituaient pour la première fois en droit français la dérogation pour ces chasses, sont la base juridique des multiples arrêtés pris depuis (qui ne faisaient qu’instaurer les quotas pour les saisons à venir). Ce sont ces arrêtés de 1989 qui avancent comme justification le caractère traditionnel de ces techniques de chasse, critère que la jurisprudence européenne ne considère pas conforme à la directive Oiseaux. Dès lors que les arrêtés actuels sont pris sur ce même fondement, leur légalité ne peut qu’être douteuse. Par conséquent, une dizaine de jours après leur adoption, ces arrêtés ont en toute logique été suspendus.

Affaire à suivre

Si l’on peut se réjouir que le gouvernement soit ainsi rappelé au droit, il faut néanmoins rester vigilant. L’ordonnance du 25 octobre 2021 découle d’une procédure d’urgence et le Conseil d’État ne se prononcera sur le fond que dans les prochains mois, pour décider s’il annule ou non ces arrêtés définitivement. Aussi, il faut espérer que le gouvernement ne s’entête pas davantage dans cette voie, en formulant de nouveaux arrêtés basés sur de nouveaux arguments, voire en modifiant les arrêtés de 1989 pour tenter d’actualiser le fondement traditionnel problématique de ces chasses – il faut dorénavant s’attendre à tout.

Mais d’ores et déjà les péripéties de cette bataille juridique parlent d’elles-mêmes : chacun pourra juger des efforts déployés pour maintenir ces chasses traditionnelles, « quoi qu’il en coûte », notamment sur le plan de la légalité de l’action gouvernementale. Alors que d’autres actions véritablement en faveur de la nature auraient bien besoin d’une telle énergie et d’une telle pugnacité.

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