Avis sur le « dorlotage d’abeilles » : Bee’siness ou écologie ?
Texte : Claire Beauvais, docteur vétérinaire Texte publié initialement dans Le Courrier de la Nature n° 328, mai-juin 2021
Moins connues que leurs cousines mellifères, les abeilles sauvages présentent une grande diversité et comptent un peu plus de 900 espèces en France – environ 20 000 dans le monde. Leur déclin, tant du point de vue de leur abondance que de leur richesse spécifique, est avéré scientifiquement en Europe et aux États-Unis. L’intensification agricole, la simplification des paysages, l’artificialisation des terres, etc. sont autant de causes qui leur font perdre le gîte et le couvert… Les abeilles sauvages font l’objet en France d’un plan national d’action en faveur des pollinisateurs lancé en 2016.
Avec la forte médiatisation depuis les années 2010 de l’affaiblissement des colonies d’abeilles domestiques (Apis mellifera), de nombreuses offres de formations à l’apiculture, de parrainage d’abeilles ou encore de création de ruchers dans les entreprises ont fleuri sur internet. La mode des hôtels à insectes a ensuite émergé et moult installations sont apparues dans les jardins et communes, donnant bonne conscience à leurs acquéreurs.
On ne peut nier le rôle pédagogique très positif de ces actions et la prise de conscience de l’importance des pollinisateurs et de la protection des insectes en général. Mais toute mode a ses excès, et il nécessaire de conserver un œil critique face aux propositions au marketing très bien huilé qui apparaissent aujourd’hui sur internet. Après l’abeille domestique, c’est désormais au tour des osmies (essentiellement l’osmie cornue Osmia cornuta), des abeilles sauvages solitaires communément appelées abeilles maçonnes, de faire l’objet d’offres commerciales émanant de plusieurs sociétés. Le concept est le suivant : il s’agit d’acquérir une maisonnette adaptée à ces espèces, livrée avec quelques cocons d’osmies. Installé dans le jardin ou sur un balcon, cet abri procure un lieu de ponte et permet l’observation du cycle de vie des abeilles : émergence, ponte, développement des larves et fabrication du cocon. Très ludique et pédagogique, c’est un très bon outil de sensibilisation des enfants et de toute la famille. Un abonnement engage l’acquéreur à retourner les nouveaux cocons en automne à l’entreprise, qui se chargera de leur déparasitage et hivernage. Au début du printemps suivant, les cocons sont renvoyés au propriétaire, après prélèvement du « surplus » qui sera livré à un nouvel acquéreur proche géographiquement. Un nouveau cycle de développement débutera alors.
Attention aux contre-effets
Bien que séduisante, et affichant de bonnes intentions, ces offres interrogent sur plusieurs aspects et pourraient se révéler à la fois contre-productives et pas si écologiques qu’il n’y paraît. Outre l’empreinte carbone de la fabrication et du trans- port de ces maisonnettes – et des allers-retours des cocons – dont on peut douter de la résistance à long terme aux intempéries, est-il raisonnable d’implanter dans un milieu des osmies d’origine incertaine, alors qu’il ne s’agit pas d’espèces en déclin mais au contraire assez communes en milieu urbain ? Seront-elles bien adaptées aux conditions locales ? N’y a-t-il pas un risque d’introduction de nouveaux agents pathogènes après brassage des cocons en un même lieu lors de l’hivernage ? Quel est l’impact du transport des cocons sur leur viabilité ultérieure ? Le déparasitage n’est-il pas incompatible avec la notion de « sauvage », la sélection naturelle ayant pour rôle de retenir les individus les mieux adaptés ? En réalité cette offre s’apparente plus à de l’implantation d’élevages d’osmies, avec un bénéfice pour le prestataire qui prélève au passage un lot de cocons qu’il revendra, qu’à une action en faveur de la biodiversité.
Alors comment sensibiliser le public, en toute éthique ? Si l’environnement est favorable, les abeilles sont présentes naturellement. Il est possible de faciliter leur observation en installant un habitat fabriqué soi-même à partir de branches et tiges creuses ramassées alentour. Cet habitat – qui ne coute rien –, pourra être renouvelé chaque année afin de maintenir une bonne hygiène. Si l’environnement n’est pas propice car peu fleuri et trop jardiné, il suffit de laisser s’installer des recoins de nature, d’y planter haies et plantes mellifères et d’y laisser du bois mort. Divers insectes y aménageront rapidement, y compris des abeilles sauvages de toutes sortes – dont la majorité est terricole – qui coloniseront en peu de temps ces nichoirs naturels. Et pour parfaire nos connaissances, n’hésitons pas à consulter les nombreux sites internet d’associations naturalistes et d’autres institutions qui partagent leur savoir.
Pour en savoir plus
• Association Arthropologia (cf. n° 326, p. 17 à 19)
• Osmia, revue d’hyménoptérologie
• Florabeilles, inventaire abeilles et fleurs
• Coupet C. et al. 2014. Guide de gestion écologique pour favoriser les abeilles sauvages et la nature en ville. Urbanbees, Arthropologia, Inra. 127 pp.
• « Les pollinisateurs, de la connaissance à la gestion », cycle de séminaires techniques organisé par Réserves naturelles de France le 25 décembre 2020.